Cinéma

Les métamorphoses de Denis Podalydès

Par Anne-Marie Lercher · L'ŒIL

Le 1 mars 2002 - 1487 mots

En 2001, cinq films et trois pièces en alternance à la Comédie Française, et en ce début 2002, avec la sortie de Laissez-passer de Bertrand Tavernier et la mise en scène de Je crois ? d’Emmanuel Bourdieu au Théâtre de la Bastille, Podalydès montre une activité créatrice étonnante qui associe courage et plaisir.

La philosophie est depuis les origines le nerf du  théâtre. Qu’il s’agisse du logos grec ou des théogonies asiatiques, les « représentations » ont toujours été des allégories du mystère de l’homme. Les plus grands dramaturges n’ont pas raconté autre chose. Quand Denis Podalydès découvre à 12 ans Shakespeare dans la bibliothèque familiale, il saisit l’essence du théâtre et de lui-même. Tout est alors utilisé pour satisfaire son désir : les ateliers du collège puis du lycée Hoche à Versailles, la troupe des scouts ou de l’aumônerie, les festivals du Théâtre Montensier organisés par Marcelle Tassencourt. C’est une activité créatrice intarissable où il se trouve à la fois acteur, metteur en scène ou même dramaturge quand il adapte des textes poétiques pour les voir en trois dimensions. Et s’il décide après son baccalauréat de tout faire pour entrer à l’Ecole Normale et devenir professeur de philosophie comme son ami Emmanuel Bourdieu, c’est finalement le théâtre qui l’accueillera, d’abord la classe libre du cours Florent, puis le Conservatoire national auquel il se présenta avec un extrait de Ruy Blas dans lequel on le retrouve aujourd’hui. Ce parcours brillant de jeune intellectuel aurait pu pourtant rester sans originalité et ne pas donner Denis Podalydès s’il n’y avait eu en même temps une inquiétude fondamentale, une grande simplicité à exprimer l’hésitation, voire l’angoisse, que ses metteurs en scène de théâtre et de cinéma ont su mettre en valeur. A l’audition du conservatoire, il avait si peur qu’il avait mis un long manteau pour cacher le tremblement de ses jambes... Et ce fut le travail de ses maîtres Michel Bouquet, Jean-Pierre Vincent puis Christian Rist de lui faire trouver peu à peu les ressources de son corps pour dire cette émotion contenue si propre à nous toucher ou à nous faire rire quand elle s’accompagne au cinéma d’un univers flaubertien où toutes les passions de ce personnage candide et contradictoire sont tournées en dérision. La chance de Denis Podalydès fut en effet de pouvoir, à sa sortie du conservatoire à la fin des années 80, utiliser son énergie dans deux directions parallèles. Au théâtre, lui sont attribués très vite des rôles qui font appel à la fois à sa culture et à son tempérament. Eric Vigner lui confie Doraste dans La Place royale, jeune indécis manipulé par sa sœur, puis Jean-Pierre Miquel, très tôt attentif à son talent, lui donne Ergaste dans Les Sincères de Marivaux, et Didier Bezace Arlequin dans Les Fausses confidences aux côtés de Nathalie Baye. Quand il entre à la Comédie Française en 99, c’est encore chez Marivaux, dans le rôle du marquis du Legs, que sa finesse trouve le mieux son emploi, dans ces détours facétieux et délicieux du langage qui retiennent sans cesse un débordement fatal de la sensibilité. Le portrait de Denis Podalydès semble entièrement inscrit dans les didascalies ou les répliques de ce philosophe du XVIIIe :
« Ergaste, toujours rêvant... Le Marquis, consterné... La Comtesse : Vous me paraissez rêveur, inquiet. Vous êtes si réservé, si retenu ». Prendre toujours au sérieux le langage est en effet ce qui lui est naturel et peut donner les situations les plus comiques : Araminte : « Arlequin, vous êtes à présent à Monsieur ; vous le servirez, je vous donne à lui. » Arlequin : « Comment, Madame ! Vous me donnez à lui ! Est-ce que je ne serai plus à moi ? »
Pourtant, Denis Podalydès ne s’est pas laissé emprisonner dans cette voie royale de la Comédie Française où l’alternance le fait jongler avec les rôles, comme le montre de façon étonnante Emmanuel Bourdieu dans son court métrage Les Trois théâtres. A travers des personnages aussi différents que Khlestakov dans Le Revizor, l’Alceste de Molière, ou Don César de Bazan dans Ruy Blas, il affine une ligne de jeu qui lui correspond aussi bien au cinéma : toujours pris pour un autre, il subit cette fatalité du paraître qui l’isole.

Le goût des personnages décalés
Dès le début des années 90, il explore avec son frère Bruno, Emmanuel Bourdieu et Arnaud Depleschin les ressources environnementales du cinéma et construit avec eux scénarios et rôles à partir d’une observation sociologique si précise qu’elle apporte au spectateur un immense plaisir de reconnaissance. Nous repérons les tics de la vieille ville bourgeoise avec toute sa gamme d’âges et de milieux sociaux dans Versailles rive gauche ou Dieu seul me voit et sourions de ce personnage sans cesse réticent et décalé, nous reconnaissons la camaraderie post-normalienne dans Comment je me suis disputé (ma vie sexuelle), la comédie des recrutements universitaires dans Candidature ou l’univers des vacanciers petits bourgeois et des chantiers navals dans Liberté-Oléron. Cette documentation naturaliste, Denis Podalydès y fait encore appel dans La Chambre des officiers de François Dupeyron pour construire le personnage d’un aristocrate breton, grand blessé défiguré de la guerre de 14. Il y a peut-être là un tournant dans son travail d’acteur, qui apparaissait d’ailleurs à la fin de Liberté-Oléron, une dimension tragique qu’il n’avait pas encore eu l’occasion de montrer. Masqué et le corps au repos sur son lit de malade, il est obligé dans un sujet si grave d’explorer l’émotion autrement, comme en témoignent les gros plans sur ses mains écrivant ou sculptant. Dans tous ses rôles, Denis Podalydès illustre exactement ce que Maurice Merleau-Ponty demandait au septième art : « Le cinéma nous offre directement cette manière spéciale d’être au monde, de traiter les choses et les autres, qui est pour nous visible dans les gestes, le regard, la mimique, et qui définit avec évidence chaque personne que nous connaissons. » (Sens et non sens, éd. Nagel, 1948). Sur le tournage de Laissez-passer, il pousse encore plus loin, avec une vitalité extraordinaire, son personnage d’idéaliste entravé par mille petites faiblesses, pour faire surgir la vérité au quotidien, celui du cinéma à Paris pendant la guerre de 40, en contrepoint de l’héroïsme porté par Jacques Gamblin.
Mais son intérêt pour la sociologie ne s’arrête pas au cinéma. Aux rencontres de la Cartoucherie en 99, il participe à l’élaboration de l’important projet de Philippe Adrien à partir de Toute la misère du monde de Pierre Bourdieu. Emmanuel Bourdieu s’y charge de plusieurs enquêtes et lui-même interviewe une actrice au chômage. De là date leur projet théâtral, monter Je crois ?, un texte d’Emmanuel. Il ne s’agit pas ici de la misère matérielle mais morale de personnages en marge de la réalité. Tout est parti d’un jeu d’enfants : Pauline et Jean ont pris l’habitude d’un langage codé où le « tu » remplace le « je » et inversement. Mais au fil du temps, Jean perd peu à peu son identité. Le dénouement est un ersatz imprévu, mais il en fallait un pour sortir de ce gouffre vertigineux de l’aliénation de soi. Là encore le sujet est grave, en tout cas au carrefour du théâtre et de la philosophie, et l’on peut faire confiance à Denis Podalydès pour ne pas le trahir et savoir diriger dans ce sens ses comédiens : Cécile Bouillot, Aurélie Rusherholtz, Micha Lescot et Pierre Alain Chapuis. Entre ses personnalités si différentes, comédien au Français rénovant les rôles du répertoire, acteur dans le jeune cinéma intimiste des années 90 avec Michel Vuillermoz, Mathieu Amalric et Jeanne Balibar, à l’aube de rôles plus complexes sous la direction de Raoul Ruiz, François Dupeyron ou Bertrand Tavernier, ou encore metteur en scène d’un texte contemporain, Denis Podalydès semble faire le lien par son goût du travail abouti, par la justesse de son regard sur les choses et par son adhésion au moment présent. Cette contemporanéité lui est chère et il voudrait, comme Antoine Vitez l’avait entrepris, faire de la maison de Molière un lieu où les plus grands d’aujourd’hui se rencontrent : Robert Wilson y est prévu pour la saison 2003-2004. 

Guide pratique

- Filmographie de Denis Podalydès : 1992 : Versailles, rive gauche de Bruno Podalydès Mayrig de Henri Verneuil 1993 : Pas très catholique de Tonie Marshall 1994 : Comment je me suis disputé d’Arnaud Depleschin 1995 : Dieu seul me voit de Bruno Podalydès 1996 : La Divine poursuite de Michel Deville 1997 : Jeanne et le garçon formidable d’Olivier Ducastel et Jacques Martineau 1998 : Rien sur Robert de Pascal Bonitzer En cas de malheur de Pierre Jolivet En plein cœur de Pierre Jolivet Les Enfants du siècle de Diane Kurys 1999 : Le Voleur de Saint-Aubin de Pierre Devers Liberté-Oléron de Bruno Podalydès A l’attaque de Robert Guediguian 2000 : La Chambre des officiers de François Dupeyron Laissez-passer de Bertrand Tavernier 2002 : Entrez dans la danse de Michel Blanc

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°534 du 1 mars 2002, avec le titre suivant : Les métamorphoses de Denis Podalydès

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