Histoire - Livre

ENTRETIEN

Le Roi-Soleil et l’esclavage

Dans un ouvrage qu’elle vient de cosigner, l’historienne de l’art new-yorkaise Meredith Martin met en lumière l’usage politique et artistique que fait Louis XIV de l’esclavage méditerranéen au cours de son règne.

Meredith Martin. © Joe Carrotta / Meredith Martin, Gillian Weiss, The Sun King at Sea editions Getty Rechearch Institute
Meredith Martin et en collaboration avec Gillian Weiss, The Sun King at Sea.
© Joe Carrotta&nsp;/ éditions Getty Rechearch Institute.

Sous le règne de Louis XIV, en plus des forçats qui y étaient condamnés, près de 2 000 « esclaves turcs » ramaient sur les galères royales en mer Méditerranée. Bien que cet esclavage maritime fasse aujourd’hui l’objet d’assez peu de discussions, il est, si l’on en croit l’historienne Gillian Weiss et l’historienne de l’art Meredith Martin, au cœur de la propagande artistique du Roi-Soleil. Les deux chercheuses américaines ont récemment consacré un ouvrage au phénomène, The Sun King at Sea, dont la traduction française paraîtra en septembre prochain. Pour Meredith Martin, le sujet mérite d’être « mis au premier plan ».

Votre livre évoque un aspect du règne de Louis XIV assez peu discuté, la situation des galériens en Méditerranée : qu’est-ce qui vous a amenées toutes deux vers ce sujet ?

L’esclavage méditerranéen est très présent dans les arts de la période, mais il est finalement beaucoup moins étudié aujourd’hui que la traite négrière transatlantique et l’esclavage en Amérique. L’asservissement de musulmans sur les galères en Méditerranée est pourtant un phénomène beaucoup plus ancien, réinvesti par le Roi-Soleil. Celui-ci l’utilise au bénéfice de la propagande royale pour renforcer son image de « roi très chrétien » alors même qu’il maintient des accords commerciaux avec le sultan ottoman. Pour cette raison, des « esclaves turcs », comme on les appelait alors, sont représentés à Versailles sur le plafond de la galerie des Glaces, évoqués dans le décor de l’ancien escalier des ambassadeurs, et présents même sur le Grand Canal où cinquante d’entre eux ont été achetés pour mouvoir une galère miniature. Ils sont aussi visibles à Paris et à Marseille, port d’attache des galères royales. L’esclavage méditerranéen n’était pas caché, il était même célébré par la monarchie.

Votre enquête se fonde sur un grand nombre de peintures, sculptures et documents d’archives souvent connus du grand public : comment se fait-il qu’ils n’aient jamais été étudiés sous cet angle jusqu’ici ?

À la différence des forçats, des condamnés qui purgeaient une « peine des galères » (parfois pour hérésie, ce qui explique la présence significative de protestants), les « esclaves turcs », originaires du Maroc et des territoires de l’Empire ottoman, achetés sur les marchés ou capturés à la mer, ont fait l’objet de bien peu d’études. Sans doute en raison de l’idée tenace, en France, qu’il n’y avait pas d’esclaves en métropole, seulement dans les colonies, idée fondée sur une vieille maxime légale datant du XVIe siècle qui est en fait assez fausse. Cette perspective est en train de changer, même si l’histoire des galères est encore trop souvent traitée de manière légère ou romantique. Ma collègue Gillian [Weiss] et moi avons voulu nous concentrer sur la part sombre et le coût humain de cette histoire.

Diriez-vous que c’est votre perspective d’enseignante-chercheuse américaine qui vous a amenée à considérer cette question ?

Je ne crois pas. Il est possible que l’intérêt que l’histoire et l’histoire de l’art aux États-Unis portent à l’esclavage de manière générale nous y ait davantage sensibilisées. Mais nous assistons surtout à une prise de conscience mondiale sur ce sujet et sur celui, corollaire, du colonialisme. D’un point de vue français, notre livre touche à quelques cordes sensibles : la relation du pays à l’Algérie, à la religion musulmane, peut-être aussi à l’universalisme. C’est en fait une partie de la préhistoire des relations de la France à l’Afrique du Nord que nous racontons. Mais beaucoup de nos collègues français s’intéressent aussi à ces questions, dans des termes comparables.

Dans l’ouvrage, vous semblez dire que les musées français sont encore loin d’aborder efficacement l’esclavage méditerranéen : que devraient-ils faire ?

Les « esclaves turcs » sont très peu évoqués dans les musées d’art ou les musées d’histoire. Il y aurait bien des manières de mieux contextualiser les œuvres qui portent la trace de leur esclavage, c’est vrai, tout comme celles qui évoquent la traite négrière. Il faut reconnaître que tous ces chefs-d’œuvre ont une face obscure pour continuer à en apprécier la beauté. C’est un défi auquel font face beaucoup de conservateurs, car ces œuvres ne doivent surtout pas être cachées ou retirées : il faut au contraire que les musées les mettent au premier plan, pour ouvrir la conversation. De ce point de vue, c’est vrai que le livre fait tomber le Roi-Soleil de son piédestal, mais il fait aussi parler des chefs-d’œuvre et des documents d’une importance considérable, qu’il remet en lumière.

Ce livre est donc aussi pour vous une contribution à une forme de devoir de mémoire ?

La mémoire de l’esclavage, en France, tourne encore beaucoup autour du thème – important– de l’abolition. Mais il y a aussi beaucoup à faire et à dire au sujet du vécu des esclaves en France et dans ses colonies avant que l’esclavage ne prenne fin. Il y a aujourd’hui des archives, des centres de documentation, des cérémonies qui honorent la mémoire des forçats protestants. Mais rien de comparable pour les « esclaves turcs » : il manque encore un espace, une galerie, un musée pour évoquer leur sort, et des gens investis pour raconter leur histoire. J’espère que notre livre pourra y contribuer.

Meredith Martin, Gillian Weiss, The Sun King at Sea,
éd. Getty Rechearch Institute, 256 p., 54,20 €, en anglais, version française à paraître le 8 septembre aux Éditions de l’EHESS.
 

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°585 du 18 mars 2022, avec le titre suivant : Meredith Martin, professeure d’histoire de l’art à l’Université de New York : « Phénomène ancien, l’asservissement de musulmans sur les galères en Méditerranée a été réinvesti par le Roi-Soleil »

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