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Littérature

Là où finit et commence l’art

Par James Benoit · L'ŒIL

Le 27 mars 2023 - 426 mots

Notre histoire s’arrête ici. Maintenant. Nous sommes là où nous sommes, pour toujours, au moment où nous sommes.

Ce que nous voyons, nous le voyons au présent, à l’aboutissement de ce qui était avant, et qui se tient là en l’état et d’un seul tenant. Au sommet de la pyramide des événements qui ne mènent qu’à nous, qui n’aboutit qu’à lui, nous voyons en cet instant la dernière des évolutions possibles. C’est le biais cognitif de l’illusion de la fin de l’histoire. Maintenant est toujours le moment ultime à partir duquel nous n’évoluons plus. Tout sera comme avant, en l’absence d’un instant suivant. Lorsque nous contemplons un tableau, lorsque nous lisons un livre, nous avons un accès direct à la production d’une œuvre dans une de ses versions, et dans l’état où l’artiste a arrêté ses travaux. La suspension d’un geste dans un éternel maintenant. Nous cultivons dès lors l’ignorance, ou la feinte de l’ignorance, des chemins buissonnants qui ont mené à elle. Nous nous tenons aveugles à jamais à tout ce qui aurait pu arriver d’autre, à ses suites, à ses fourches, à ses ajouts, à ses retournements, à ses fins. Il n’y est plus que ce qu’on voit et rien d’autre. C’est en soi une solution de continuité. Toute œuvre est arrêtée définitivement dans son état de perfection ultime. Tout arrêt définitif la rend parfaite, ce qui en fait une œuvre. En ce sens, achever, c’est arrêter de poursuivre. Mais sous le regard de l’art, c’est le travail qui l’emporte sur l’œuvre. Le moment de son achèvement, lorsqu’il devient un objet, est également celui où l’art s’arrête. Il n’en reste, pour ainsi dire, que la carcasse qu’il faudra parcourir, de son regard, de son âme, de son histoire, pour la rendre à l’existence. C’est dans la dynamique fondamentale de l’artiste et de l’artisan que de composer des espaces et des choses à vivre, qui se nourrissent de notre histoire. Mais c’est aussi toute la nuance d’en considérer l’utilité nécessaire et le degré de perfection, c’est-à-dire le point d’arrêt. Sous la forme d’un récit attachant, drôle et personnel qui se joue du déplacement de l’un vers l’autre, Alain Veinstein traverse comme une épreuve ce rapport chaotique à la finalité matérielle qui délimite l’espace de l’art. Dans un raisonnement par l’absurde, nous en trouverons la clé. Et tentés par une œuvre, un livre, au sein d’un lieu, comme dans toute relation, face aux petites perversions de la perfection, nous tiendrons dans nos mains en un instant arrêté toutes les notes d’une symphonie qui demandent à être jouées.

Alain Veinstein, « Poursuivre, »
Seuil, Fiction et Cie, 168 p., 18 €.

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°763 du 1 avril 2023, avec le titre suivant : Là où finit et commence l’art

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