Essais

La crise et après

Par Christophe Domino · Le Journal des Arts

Le 18 juillet 2007 - 786 mots

Daniel Bougnoux et Bernard Stiegler, associé à Ars Industrialis, livrent deux réflexions sur la culture contemporaine et le statut des images.

Au croisement de ces deux livres se tient une série d’interrogations qui constituent des horizons de réflexion salutaires pour penser et agir sur et avec l’art contemporain au-delà des débats internes à la création contemporaine. Penser à partir de l’examen analytique des productions symboliques aujourd’hui mené par l’universitaire Daniel Bougnoux sous le titre La Crise de la représentation ; agir à partir d’une réflexion prospective qui prend un moment l’aspect du manifeste pour Réenchanter le monde. La valeur esprit contre le populisme industriel, un ouvrage cosigné par Bernard Stiegler et le collectif Ars Industrialis. À la question du statut des images et de leur fonctionnement, Daniel Bougnoux apporte en « médiologue » (il est proche de Régis Debray) une interprétation culturelle portée par un humanisme cultivé et un rien nostalgique. Faire courir une même interrogation sur le fonctionnement – et plus encore sur le dysfonctionnement – de la représentation, considérée à un bout comme le propre de l’image (en ce qu’elle montre le réel), à l’autre bout comme l’enjeu même des sociétés démocratiques (la délégation sous forme de mandat électif) désigne une ligne séduisante entre esthétique et politique. Mais l’itinéraire tracé dans l’histoire de l’art moderne se fonde sur une idée trop étroite de l’opposition entre présent et représentation. L’auteur ne démord qu’à contrecœur du culte de la coupure sémiotique, cet écart entre le monde et le signe du monde – dont la perception n’est plus une donne constitutive de l’expérience esthétique contemporaine, ce qui n’est « pas forcément une catastrophe (p. 72) » . La condamnation d’un « arc réflexe » de la sensation visant à l’action directe ne tient guère quand elle est mise devant les œuvres. Notons que celles qui sont évoquées dans le livre appartiennent pour l’essentiel à l’histoire moderne (sauf un certain Peter Huyghe… [sic] en page 57 !) et qu’elles sont traitées de manière souvent réductrice, comme symptôme, à l’égal d’autres faits de société. Les recommandations pour une « éthique de la représentation » qui constituent le dernier chapitre mettent pourtant à distance la nostalgie de l’aura, mais pour revenir à tout compiler sous l’aspect du visage – en tant que dernier territoire de la représentation, de même que le jardin japonais, pour Bougnoux.

La représentation, décidément, résiste. Sauf peut-être à son instrumentalisation aveugle dans le destin libéral du monde. Les philosophes regroupés sous le nom d’« Ars Industrialis » (association ouverte autour de Bernard Stiegler, [directeur du Département du développement culturel au Centre Pompidou après l’avoir été de l’Ircam], avec Catherine Perret, Georges Collins…) considèrent autrement la question d’une crise de la représentation, avec une énergie de construction, de nouvelle donne. La volonté de réenchantement inscrite dans le titre porte au risque d’un rien de messianisme, mais entend surtout critiquer le capitalisme dans ses formes contemporaines (le capitalisme cognitif, qui envisage de tirer ses prochains profits des biens et activités de l’intelligence, en multipliant les guichets) comme occasion d’investir la machinerie séculaire des industries culturelles (qui donne forme au « populisme industriel » répandu aujourd’hui) par l’exigence de l’« esprit ». Une telle défense de l’esprit est construite sur un héritage philosophique dense qui traverse le livre comme une réponse à l’arrogance nue des maîtres du « temps de cerveaux disponible ». Il s’agit de prendre en main l’outillage dont les consciences ont besoin pour se nourrir sans attendre une sortie illusoire du capitalisme, de dessiner les contours d’une « écologie industrielle de l’esprit et du désir ». À l’origine : le souhait de se réapproprier les moyens technologiques aujourd’hui à notre disposition pour les retourner en instruments de l’« individuation », selon le mot-clef de Gilbert Simondon, et non de les laisser aux mains de l’aveugle populisme industriel ambiant. Dans ce paysage de la « convergence de l’audiovisuel, des télécommunications et de l’informatique », ce que dessinent nos auteurs, c’est surtout une hypothèse ambitieuse pour la culture, y compris comme dépassement d’une crise de la représentation, pour son développement sur des territoires déjà arpentés par les artistes. Baliser comme périmètre vital à regagner de la part de la culture l’ensemble des médias et des technologies de l’intelligence clarifie et crédite de nombreuses hypothèses artistiques contemporaines, portées par des modes de diffusion et d’existence techniques dans une liberté de choix de médium inégalé. On souhaitera dès lors que l’art aussi invente et s’invente dans un tel réenchantement.

-Daniel Bougnoux, La crise de la représentation, éd. La Découverte, 2006, 192 p., 16 euros, ISBN 2-7071-4979-9.

-Bernard Stiegler et Ars industrialis, Réenchanter le monde, la valeur esprit contre le populisme industriel, éd. Flammarion, 2006, 172 p, 12 euros, ISBN 2-0821-0585-9.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°253 du 16 février 2007, avec le titre suivant : La crise et après

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