Entre-nerfs

Giacometti, Marini, Richier, La figure tourmentée

Par Colin Lemoine · L'ŒIL

Le 16 avril 2014 - 793 mots

Aux éditions 5 Continents, le Musée cantonal des beaux-arts de Lausanne livre un catalogue d’exposition où les analyses erronées ne parviennent pas à combler les lacunes.

Il n’est pas simple d’écrire sur la sculpture, d’« écrire la sculpture », pour reprendre le titre de la remarquable somme que Sophie Mouquin et Claire Barbillon consacrèrent à une ekphrasis oubliée (Citadelles et Mazenod, 2011). L’ouvrage que les éditions 5 Continents publient sous le titre Giacometti, Marini, Richier. La figure tourmentée, une fois de plus, le confirme : la sculpture demeure un domaine d’autant plus complexe qu’il ne tolère guère les approximations, au risque de perpétuer le malentendu, si ce n’est la méprise, dont souffre le médium aux yeux du plus grand nombre.

Une démonstration rêvée
Élégamment relié, d’un format presque carré (24,8 x 28,7 cm), le présent ouvrage constitue le catalogue de l’exposition hébergée par le Musée cantonal des beaux-arts de Lausanne. Ses 162 pages se déploient d’une manière limpide : aux premières pages protocolaires succèdent un texte introductif de Camille Lévêque-Claudet, commissaire de ladite manifestation, et sept séquences thématiques, respectueuses des sections du parcours suisse, scandées par trois textes analytiques consacrés à chaque sculpteur. Les annexes, qui font suite à une étude intitulée « Giacometti, Marini et Richier en Suisse. Abécédaire 1940-1960 », sont constituées d’une liste des œuvres exposées, de trois biographies et d’une bibliographie sélective. La première de couverture accueille, découpée sur fond blanc et malheureusement tronquée – comme si l’effet optique devait primer sur l’intégrité de l’œuvre, funeste présage –, une reproduction de l’iconique Cavalier (1963) de Marini. Démonstration rêvée, sur le papier, que cette convocation de trois hérauts du combat figuratif ou, plus exactement, figural. Trois hérauts contemporains puisque Marino Marini et Alberto Giacometti naquirent tous deux en 1901 quand Germaine Richier vint au monde l’année suivante. Solidarité chronologique, donc, et solidarité esthétique, peut-être, car à regarder ces êtres instables et démunis, luttant contre l’espace et le monde, contre l’espace du monde, le regardeur est autorisé à reconnaître une communauté de pensée et de formes. Et, en effet, l’Homme qui chavire (1950) de Giacometti, l’Étude pour Miracle (1953-1954) de Marini et Le Griffu (1952) de Richier paraissent indiscutablement présidés par une même fragilité plastique et par une même solitude ontologique, trop souvent passées sous silence.

Une rencontre ratée

L’exposition eût été passionnante si l’ouvrage avait tenté d’analyser de près ces destins qui, à n’être ici jamais croisés, demeurent strictement parallèles. Biographiquement et esthétiquement, les trois sculpteurs semblent ne jamais se rencontrer, sauf à l’Académie de la Grande Chaumière qui vit Bourdelle accueillir le Suisse et la Française. Patchwork dommageable où l’auteur, échouant à entre-tisser ces trois destins ailleurs que dans l’abécédaire helvétique final, juxtapose et énumère des données, passe de l’un à l’autre sans jamais réunir leurs idées et leurs desseins. « Identité », « essence » et « humain » sont certes des termes idoines pour ces artistes, ils ne sauraient toutefois exempter d’éléments nouveaux que ce sujet – pourtant inédit – réclame sans conteste. L’assertion, selon laquelle les « difficultés rencontrées » par Giacometti pour restituer la figure, à l’inverse de Marini et de Richier, sont moins « d’ordre plastique et dimensionnel » que « conditionnées par le contexte sociopolitique », est aussi erronée que maladroite. C’est là oublier que l’auteur de L’Homme traversant une place (1949) fut éminemment marqué par la guerre et, avec Blanchot comme avec Sartre, s’interrogea sur les possibles de la représentation humaine, sur ses modalités comme sur ses limites. C’est oublier que Giacometti fut, à sa manière – moins frontale que celle de Fautrier –, un inoubliable sculpteur du désastre. C’est, enfin, mettre dos à dos l’art et l’histoire et prolonger le fantasme d’une triste étanchéité.

Une étude inégale
L’ouvrage porte physiquement la trace de certaines légèretés scientifiques que peinent à compenser des choix opportuns. À cet égard, les reproductions, bien qu’elles soient d’une grande qualité, gagneraient à être plus nombreuses et à présenter sous différents angles – comme c’est le cas pour Le Berger des Landes (1951) de Richier – des sculptures en ronde-bosse qui, à n’en pas douter, mériteraient une circonvolution. De même, eu égard à la nouveauté de ce sujet, le lecteur regrettera le faible nombre de notices d’œuvre développées, celles-ci permettant d’incarner la démonstration et de lui donner une assise plus solide, ainsi qu’y parvient doctement Casimiro Di Crescenzo dans son étude « Alberto Giacometti. Figures, têtes et fragments de corps sculptés. Morceaux choisis ». Le spécialiste, lui, regrettera que seules les sculptures prêtées par la Fondation Alberto et Annette Giacometti voient leur date de fonte précisée, une mention d’autant plus nécessaire qu’elle prendrait en compte la nature si singulière et symétriquement réjouissante de ce médium. Mais sans doute est-ce là un vilain défaut que le vœu de cette gourmandise intellectuelle.

Sous la dir. de Camille Lévêque-Claudet, Giacometti, Marini, Richier. La figure tourmentée, 5 Continents Éditions, 162 p., 39 €.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°668 du 1 mai 2014, avec le titre suivant : Giacometti, Marini, Richier, La figure tourmentée

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