Edmund de Waal - La Mémoire retrouvée

Par Jean-Christophe Castelain · L'ŒIL

Le 27 juin 2011 - 1213 mots

Edmund de Waal est le descendant du fondateur de la dynastie Ephrussi. Une famille aussi célèbre en son temps que les Rothschild, qui fit fortune dans le blé puis la banque avant d’être emportée par l’Histoire.

Jean-Christophe Castelain : Pourquoi jamais personne n’a raconté l’histoire incroyable de la famille Ephrussi ?
Edmund de Waal : Il est très habituel que, dans les familles d’émigrés, ceux qui sont partis restent silencieux et que les générations suivantes commencent à poser des questions. Quand j’ai commencé à enquêter sur ma famille, j’ai réalisé que je devais écrire sur elle. Mais, vous savez, ce n’est que récemment que l’on s’est intéressé à l’histoire des Camondo ou des Reinach qui ont eu des destins comparables à celui de la famille Ephrussi. Il y a eu beaucoup de filles ou de célibataires sans enfant dans la famille. Les seuls descendants à porter aujourd’hui le nom d’Ephrussi sont issus de la branche viennoise. Ils vivent aux États-Unis, sont dans la marine, dans le business. Je ne les connaissais pas, mais l’une des conséquences de ce livre est d’avoir permis à la famille de se rapprocher.

J.C.C. : Qui était Charles Joachim Ephrussi, fondateur de la dynastie ?
E.W : On connaît peu ses origines. Les archives d’Odessa ont en grande partie disparu durant les pogroms. Sa force de caractère est cependant manifeste, c’était un homme d’affaires peu scrupuleux et sans doute peu plaisant. Il a commencé en faisant le commerce du blé dans un shtetl, un village juif, à la frontière polonaise. Au milieu du XIXe siècle, il a fait fortune en moins de quinze ou vingt ans en devenant le premier exportateur de céréales dans le monde. On mesure la rapidité de sa fortune au bâtiment qu’il a construit à Odessa. Par la suite, il s’est diversifié dans la banque et ses deux fils se sont installés respectivement à Paris et à Vienne en développant les activités bancaires.

J.C.C. : En France, on connaît évidemment mieux son petit-fils, le critique et collectionneur Charles…
E.W : Charles est venu à Paris avec son frère en 1870. C’était véritablement un ami des artistes. Ce n’était pas simplement un riche collectionneur juif. Il voulait comprendre l’art. Ses essais sur l’art sont réellement pertinents. Il était passionné par l’impressionnisme et le japonisme. Une personne charmante qui donnait de belles fêtes. Au début de mes recherches, il m’intéressait peu mais, à la fin, j’ai réalisé que c’était un homme merveilleux. Il a été l’un des deux modèles pour le personnage de Swann de Proust qui le connaissait très bien. Contrairement à Swann, il ne s’est pas marié. Il a eu une longue liaison avec Louise Cahen et était probablement bisexuel.

J.C.C. : À qui Charles offre-t-il sa collection de netsuke japonais, l’autre sujet du livre ?
E.W : Il l’offre en 1899 à son cousin viennois Viktor pour son mariage avec Emmy. Viktor a dû reprendre les affaires familiales après la désertion de son frère Stefan parti avec la maîtresse de son père. Ils habitent dans le Palais Ephrussi sur le Ring.

J.C.C. : Emmy, la femme de Viktor, apparaît comme un personnage frivole ?
E.W : Oui, plus jeune que son mari de dix-huit ans, elle a eu de nombreux amants. La sexualité était très ouverte dans la Vienne de l’époque. C’était effectivement une femme légère, préoccupée par ses vêtements. Dans le même temps, elle était très conventionnelle. Ainsi, elle ne voulait pas que sa fille Elizabeth devienne ce qu’elle est devenue, c’est-à-dire une fille émancipée, qui a fait des études supérieures jusqu’à devenir docteur en droit. Elle voulait qu’elle arrête sa scolarité à douze ans.

J.C.C. : Avec la montée du nazisme, l’histoire des Ephrussi d’Autriche ressemble à celle de nombreux juifs. Pourquoi Viktor, si riche, n’a-t-il pas fui ?
E.W : Il pensait qu’il était un bon citoyen autrichien et que personne ne lui ferait du mal. Il a beaucoup donné à la ville. Il se sentait aussi responsable à l’égard de son père qui lui avait confié la banque, le palais, la collection d’art. Il devait rester et garder la famille unie. Mais il avait tort ! Il était complètement paralysé. Il aimait l’empereur. Il ressemble aux personnages de Joseph Roth.

J.C.C. : Viktor a-t-il pu sauver tout ou partie du patrimoine familial ?
E.W : Non, tout a été pris. Les nazis ont spolié la banque, le palais, la collection d’art dont certaines pièces ont été envoyées à Berlin et d’autres vendues. Nous savons tous ce qui s’est passé pour les juifs autrichiens, mais cela a été très dur de le vivre à travers l’écriture de l’histoire de ma propre famille. Je ne voulais pas tomber dans le pathos mais raconter au plus près de la vérité. C’est, au fond, le cœur de ce livre.

J.C.C. : Que se passe-t-il après la guerre ?
E.W : Le directeur qui a racheté la banque a refusé toute communication avec ma famille. Il s’est réfugié derrière l’argument que mon arrière-grand-père Viktor lui avait vendu la banque, sans admettre que c’était sous la contrainte. Après la guerre, l’Autriche a rendu les choses très difficiles pour les juifs spoliés. Mais c’est plus facile aujourd’hui. Mon frère Thomas essaye de récupérer quelques œuvres. Vingt tableaux sont introuvables. Certains sont au Belvédère. Mais ce livre est déjà une forme de restitution.

J.C.C. : L’histoire des Ephrussi est-elle représentative de celle des juifs ?
E.W : Oui, c’est une histoire très juive. Elle démarre dans un endroit et se termine dans plusieurs endroits : en Angleterre, à New York, à Mexico, à Tokyo. Toute la génération de mes parents est pauvre et a refait sa vie. Ils n’ont pas la nostalgie du passé. Prenez Iggy, l’un des fils de Viktor. Il ne voulait plus vivre en Europe après la guerre. Trop de cousins sont morts dans l’Holocauste. Il voulait redémarrer à zéro. Il a trouvé au Japon, un pays détruit par la guerre, comme Berlin, le sentiment d’une société vigoureuse désireuse de se reconstruire. Et le Japon de l’époque était plus tolérant pour les gays.

J.C.C. : Aucun n’est revenu à Odessa ?
E.W : Odessa est très loin ! Mais quand je m’y suis rendu, je m’y suis senti à l’aise. C’est une ville de brassage de populations, où l’on ne s’enracine pas. Mais je voudrais revenir à la question précédente. Chaque génération Ephrussi raconte une histoire légèrement différente. À Odessa on ne dit pas que l’on vient d’un shtetl. À Paris, on ne rappelle pas ses origines d’Odessa. À Vienne, les Ephrussi veulent être des citoyens autrichiens. Iggy veut être japonais… J’ai cassé le code en racontant toute l’histoire. C’est une histoire de silences. Mon père a 82 ans. Il ne m’aurait jamais parlé de ma famille si je n’avais pas voulu écrire ce livre. Il voulait être anglais.

J.C.C. : Quel est finalement l’objet du livre ?
E.W : Le livre commence comme un voyage autour d’un objet [en l’occurrence des netsuke] et la sensation physique du toucher de ces objets. Mais au fur et à mesure de mes recherches sur ma famille, je me suis rendu compte que je devais surtout m’intéresser à elle. Ces recherches ne peuvent être réalisées sur Internet, elles doivent être faites sur place. À Odessa, j’étais réellement perdu, je ne savais plus dans quelle direction mon livre devait aller. Mais au final, c’est aussi un livre sur moi.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°637 du 1 juillet 2011, avec le titre suivant : Edmund de Waal - <em>La Mémoire retrouvée</em>

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