Livre

Yves Michaud

Des esthétiqueurs, il y en a partout !

Par Fabien Simode · L'ŒIL

Le 23 février 2022 - 1842 mots

Pour le philosophe et critique d’art, directeur des Beaux-Arts de Paris de 1989 à 1997, qui publie un essai chez Gallimard, l’Art « avec un grand A » est mort. Mais de quel art parle-t-il ?

Votre essai L’Art, c’est bien fini s’inscrit dans la continuité d’un précédent livre publié en 2003 : L’Art à l’état gazeux. Pourquoi avoir attendu si longtemps ?

Je ne voulais pas simplement écrire un nouveau livre sur le phénomène d’« hyper-esthétisation » du monde, mais je voulais l’inscrire dans une pensée. L’Art, c’est bien fini assoit ma réflexion sur d’importantes recherches, qui m’ont demandé du temps et qui en font un essai difficile. Par ailleurs, j’ai écrit trois autres livres entre-temps sur les autres thèmes qui m’occupent : la politique, le terrorisme et la violence. Au fond, je ne suis pas fâché d’avoir traîné un peu. Mon chic a toujours été de faire paraître mes livres trop tôt. L’Art à l’état gazeux était en avance sur son temps, et le livre a trouvé peu d’écho à l’époque. Cette fois, j’ai attendu et l’actualité me donne raison : le meeting « immersif » et olfactif de Jean-Luc Mélenchon en janvier, c’est « l’hyper-esthétisation » de la politique, tout comme les déboires de la Fiac sont le témoigne de la mondialisation et de la spectacularisation de l’art contemporain.

L’Art à l’état gazeux faisait le constat de l’esthétisation du monde. Cette fois, vous parlez de son « hyper-esthétisation ». De quoi s’agit-il ?

Auparavant, l’esthétisation concernait la mode, le design… Aujourd’hui, grâce à des technologies de plus en plus perfectionnées, elle touche tous les secteurs : votre cuisine, les « ambiances » (avec le design d’ambiance), la nature, les friches industrielles…

Cependant, dites-vous, l’esthétisation n’a rien à voir avec la beauté…

L’esthétisation n’est pas la beauté, même si le beau peut en faire partie. Depuis l’invention de l’esthétique au XVIIIe siècle, toutes les catégories sensibles peuvent être esthétisées, y compris le dégoûtant, le répugnant, le banal… Le crématorium lui-même est devenu une expérience esthétique ! Dans l’art contemporain aussi, les œuvres d’Andres Serrano, de Tracey Emin, de Damien Hirst ou de Kader Attia esthétisent le laid.

Vous parlez même, reprenant Flaubert, d’« esthétiqueurs »…

Les « esthétiqueurs », ce sont les producteurs d’esthétique ; il y en a partout. En art, ce sont les curateurs d’expositions. Il n’y a plus une seule exposition, y compris dans les galeries privées, qui n’a pas son curateur.

Et les artistes dans tout cela ?

Dans mon diagnostic, les artistes ont une part de plus en plus congrue dans l’hyper-esthétisation. Certains sont des esthétiqueurs qui « jouent le jeu » de l’esthétisation (Jeff Koons, par exemple), tandis que d’autres sont des « esthétiqueurs à l’ancienne », comme Jan Voss ou Rafael Tur Costa [décédé en 2020, ndlr], qui produisent de l’art dans leur coin. Disons que ces derniers ne sont plus les plus puissants aujourd’hui… Tandis que le public des expositions de la RMN-GP diminue, L’Atelier des lumières connaît un succès indéniable. Le public avec des gosses qui n’est pas dans le culturel s’y précipite partout où l’Atelier s’installe [à Paris, Bordeaux, aux Baux-de-Provence, en Corée, à New York, etc., ndlr]. C’est très parlant ! Le concept est immersif, atmosphérique. Il ne requiert aucune connaissance, ni concentration, ni recueillement, juste le plaisir de s’immerger dans un flot très bien fait d’images. Il n’est même pas sûr que le public, qui ne lit pas forcément les cartels, apprenne plus dans une exposition qu’à L’Atelier des lumières.

Critique, votre livre n’est pourtant ni dénonciateur ni nostalgique. Pourquoi ?

J’ai horreur des prêcheurs. J’essaie, moi, d’être un bon descripteur. De là peuvent découler des jugements de valeur de la part des lecteurs auxquels, d’une certaine manière, j’essaie d’ouvrir les yeux. Mais je le fais, en effet, sans engagement ni nostalgie. Ce qu’il manque aujourd’hui, c’est la connaissance détaillée de l’histoire. Quand on connaît bien l’histoire, comme moi, on se frappe moins que lorsqu’on vit dans le court terme. Le XVIIIe siècle m’a beaucoup fasciné pour cela. Voilà une période d’un art « immersif » rococo, d’une certaine manière aussi fatigant que l’« art contemporain ». Qui aurait pourtant dit, à l’époque, qu’après Van Loo ou Greuze, il y aurait eu David, Delacroix ou Turner ?

Provocateur, le titre de votre livre apparaît du coup bien péremptoire ! S’il peut se passer encore des choses, l’art n’est donc pas fini…

Avec l’arrivée d’Art Basel à Paris, cela sera fini pour nombre de petites galeries ! Beaucoup des artistes que je fréquente, qui sont contemporains sans appartenir à l’« art contemporain », me disent ne pas se retrouver dans la dimension spéculative de l’art. Je trouve triste que l’on valorise les collectionneurs, les investisseurs, les curateurs, les organisateurs, pas les artistes. Un jour, tous ces gens-là risquent de se révolter et, de ce fait, de faire naître quelque chose.

De faire, par exemple, renaître l’art ?

Non, sans doute autre chose que l’art avec son culte, ses musées… J’aurais d’ailleurs pu intituler mon livre Le Musée, c’est bien fini, car le musée est aussi devenu une espèce de Disneyland. Dès lors que l’art devient un culte financier, moral et du divertissement, le musée ne sait plus comment se redéfinir.

Vous parlez donc d’un certain type d’art, mais pas de l’art en général…

Je parle de ce que l’on appelle l’« art contemporain », cet art spectaculaire, financier et bien-pensant ! En France, quand on parle d’« art contemporain », on entend Daniel Buren, Adel Abdessemed, Laure Prouvost ou Tatiana Trouvé. C’est cet art dont je dis qu’il est « fini ». Certes, il se porte bien : il vaut beaucoup d’argent, il est mondain et bien-pensant. Mais cet art sulpicien ne me fait rien.

N’y a-t-il pas d’artiste « contemporain » qui trouve grâce à vos yeux ?

Certaines œuvres dans le régime de « l’art contemporain » me bouleversent, oui. Je pense à celles de David Hockney, exposées l’an dernier à la Galerie Lelong. Voilà le cas typique d’une grande œuvre bouleversante et qui, en même temps, vaut des millions. Mais, en règle générale, le Bouquet de tulipes de Jeff Koons ou le cœur de Joana Vasconcelos ne nous font rien… Du coup, c’est tout un système qui se retrouve condamné, celui des « ZEP ».

Qu’entendez-vous par « ZEP » ?

Une « ZEP », c’est une « Zone esthétique protégée ». Ce sont les musées, les Frac, les centres d’art, mais pas seulement : l’Association internationale des critiques d’art (l’AICA), l’Association française de développement des centres d’art contemporain (d.c.a), le Centre national des arts plastiques (CNAP), les foires, les journaux d’art contemporain… En bref, tout ce monde qui organise le culte de l’« art contemporain » et lui interdit de se dissoudre dans la médiocrité. Dans la tradition de l’histoire de l’art, la réflexion de Marcel Duchamp a du sens. À partir du moment où elle se banalise, protégée par les gardiens du temple, cela n’en a plus aucun.

L’hyper-esthétisation s’étend à toute la société. Pourtant, dites-vous, les ZEP, elles, attirent peu de monde et se réduisent. N’est-ce pas paradoxal ?

Le rêve de culture de Jack Lang était que tout le monde aille voir Buren. En réalité, l’efficacité des esthétiqueurs hors « ZEP » est incontestablement plus forte. Ces derniers traitent tous les aspects de votre vie quotidienne avec davantage de professionnalisme. À quoi s’ajoute quelque chose que je n’ai peut-être pas suffisamment développé dans mon livre : l’hyper-esthétisation débouche sur le virtuel. Le numérique rend désormais tout possible. Les expériences esthétiques sont de plus en plus immatérielles. Les gens passent de plus en plus de temps devant les jeux vidéo, dans le métaverse ou sur les plateformes de séries, et n’ont plus le temps d’aller dans les « ZEP ».

Nombre d’artistes reviennent à la peinture, figurative ou abstraite. Serait-ce une forme de la colère dont vous parlez ?

Quand j’ai commencé ma carrière de critique, dans les années 1970, les artistes avaient pour habitude de se fédérer en collectifs. Ensuite, c’est devenu le royaume du « chacun pour soi ». Aujourd’hui, vous avez raison, je sens réapparaître des embryons de réseaux collectifs. Ce que je déplore, toutefois, c’est que dans ce temps où tous les critères se valent, ces artistes ne réussissent pas à se situer théoriquement. Il y a aujourd’hui une abstraction décorative – Fabienne Gaston-Dreyfus, Dominique De Beir, Claire Colin-Collin, etc. – qui n’a pas de base théorique. C’est pareil pour la figuration.

Où vous situez-vous Yves Michaud ?

Je me situe à la fois comme un amateur, conscient de ses déterminations et de ses goûts, et comme un anthropologue. J’aime aller voir ce qui se passe dans les « tribus ». Je suis très curieux et, par conséquent, très ouvert. Je vais d’ailleurs régulièrement rendre visite aux artistes dans leurs ateliers.

Quels sont vos goûts en matière d’art ?

Les artistes qui ont une forte dimension poétique m’intéressent beaucoup, comme, dans l’« art contemporain », Francis Alÿs ou Teresa Margolles – quand elle n’en fait toutefois pas un business. J’aime aussi le travail de Mike Kelley et le « bordel » de Jason Rhoades – j’aime quand l’art met du désordre. À l’inverse, j’aime le minimalisme poétique d’Agnes Martin, de Stéphane Bordarier, de Rafael Tur Costa… Ensuite, il y a mes amours anciens : Claude Viallat, Dominique Gauthier, Anita Molinero…Plus récemment, j’ai beaucoup aimé la peintre et poétesse Etel Adnan [décédée en 2021, ndlr], dont je n’ai découvert le travail qu’en 2016 – je publierai l’an prochain une anthologie de ses poèmes chez Gallimard. J’aime aussi quelques artistes figuratifs, comme Marion Bataillard et ses bizarreries surréalistes, dont la peinture m’évoque l’approche de Magritte, même si je reproche souvent aux figuratifs de manquer de sens. Cela dit, je suis conscient de deux choses : d’une part, le goût d’un critique d’art est lié à sa génération et, d’autre part, son goût évolue en fonction de tout ce qu’il voit.

Vous avez récemment écrit sur Rafael Tur Costa (1927-2020), peintre eivissenc confidentiel, dont une exposition est actuellement présentée au Musée d’art moderne de Collioure…

J’ai découvert Rafael Tur Costa à Ibiza [île sur laquelle Yves Michaud a écrit un livre en 2012]. C’est un artiste pour qui la mort de son père, dans sa jeunesse, a été un drame et qui a vécu la dictature franquiste. Il a d’abord étudié à l’École des arts et métiers locale avant d’être initié aux avant-gardes par sa femme, allemande, rencontrée dans les années 1950. Proche du groupe d’artistes Ibiza 59, il a d’abord réalisé une peinture proche de Klee ou de Kandinsky sur de petits formats. Petit à petit, il a acquis un style très personnel : des tableaux minimalistes avec des blancs très puissants faisant penser aux murs peints à la chaux des maisons de son île. Des fentes sont apparues dans ses tableaux, laissant pressentir de la couleur, probablement liée à la violence occultée. Cela donne des tableaux très simples, mais très bien construits, très médités, austères et lumineux à la fois, demandant une perception attentive et recueillie ; tout le contraire des peintres catalans qui utilisent du sable, du goudron ou de la ficelle, à la manière de Tàpies qui a imposé une véritable « dictature » aux artistes catalans. Rafael Tur Costa était un homme modeste, qui gagnait sa vie avec une boutique de tissu. Il n’a jamais cherché à sortir d’Ibiza ni à peindre beaucoup. Tout le contraire de l’art à la mode.

« Rafael Tur Costa. La lumière du fragment »,
jusqu’au 22 mai 2022. Musée d’art moderne de Collioure, 4, route de Port-Vendres, Collioure (66). Tous les jours, sauf le mardi, de 10 h à 12 h et de 14 h à 18 h. Tarifs : 3 et 2 €. museecollioure.com
Yves Michaud, « L’Art, c’est bien fini,
Gallimard, NRF Essais, 336 p., 22 €.

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°752 du 1 mars 2022, avec le titre suivant : Des esthétiqueurs, il y en a partout !

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