Livre

Benjamin Olivennes : « On aborde l’art de plus en plus à l’aide d’idées et de discours »

Enseignant-chercheur

Né en 1990 à Paris, normalien et agrégé de philosophie, enseignant-chercheur au département de français de l’université Columbia à New York, Benjamin Olivennes est l’auteur de l’essai L’autre art contemporain, Vrais artistes et fausses valeurs, publié chez Grasset en début d’année.

Benjamin Olivennes. © D.R.
Benjamin Olivennes.
© D.R.

Quel est cet « art contemporain » que vous prenez pour cible dès le début de votre ouvrage ? L’art que je critique est celui qui est aujourd’hui le plus mainstream et le plus coté, qui s’inscrit dans l’héritage de Marcel Duchamp et d’Andy Warhol, parfois un peu du minimalisme et de l’art conceptuel, et qui a troqué les critères du beau et de la représentation du monde pour ceux de la reproduction quasi telle quelle des objets et des images de la société de consommation, assortie d’une dose de ce qu’il croit être de la provocation. Si je devais donner des noms, ce serait ceux de certains des artistes vivants les plus chers aujourd’hui et soutenus avec complaisance par les institutions françaises : Jeff Koons, Damien Hirst, Maurizio Cattelan, Paul McCarthy…

Et pourtant cet art contemporain a du succès. Serions-nous tous victimes de ce que vous nommez une « escroquerie » ? Nous sommes intimidés à la fois par une histoire mythique du XXe siècle et par les prix faramineux que cet art atteint pour des raisons strictement spéculatives. Les deux nous font croire que, si nous refusons cet art, nous sommes les héritiers des bourgeois idiots qui ont refusé Vincent Van Gogh et les impressionnistes.

Derrière ce triomphe, il y aurait, selon vous, un malentendu : celui du mythe du progrès en art qui aurait donné naissance à une histoire de l’art officielle du XXe siècle fondée sur les notions d’avant-gardes et de subversion… Double mensonge, qui fait des traders de l’art contemporain les descendants directs d’ascètes de leur art comme Pablo Picasso, Piet Mondrian ou Marcel Duchamp alors qu’ils sont aux antipodes et qui fait l’impasse sur tout ce qu’il y a eu au XXe siècle qui n’a pas été dans le sens des avant-gardes : Pierre Bonnard, Edward Hopper, Lucian Freud, tant d’autres qu’on ne peut pas comprendre si on réduit le XXe siècle à un fil unique.

Alors à quoi ressemblerait cette autre histoire de l’art du XXe siècle ? Ce serait tout simplement l’histoire écrite par les artistes eux-mêmes, par Francis Bacon, Lucian Freud et David Hockney quand ils viennent à Paris rencontrer Balthus et Alberto Giacometti ; par ce dernier quand il écrit : « Derain est le peintre qui me passionne le plus, qui m’a le plus apporté, le plus appris depuis Cézanne, il est pour moi le plus audacieux » ; par Balthus quand il écrit à un quasi-inconnu nommé Truphémus : « Vous appartenez à la lignée de Morandi et certains de vos paysages me font penser à Giacometti – tout en étant essentiellement Truphémus –, c’est-à-dire unique » ; par Hopper quand il vient à Paris en 1907 ; par Picasso, et par tant d’autres qui se sont connus et reconnus entre eux.

Qui sont donc ces artistes du XXe siècle qui ont pris, selon vos termes, « la route de l’histoire à contre-sens », au risque souvent de tomber dans l’anonymat ? Le risque de l’anonymat concerne surtout la France des quarante dernières années. Dans les autres cas, prendre la route à contre-sens peut créer le scandale au début – si l’on songe à Giacometti ou à Philip Guston lors de leur retour respectif à la figuration –, mais le scandale se dissipe peu à peu au profit de la reconnaissance et de l’admiration. Dans le livre, je parle plus précisément des artistes en France après les années 1960, des gens comme Sam Szafran, Avigdor Arikha, aujourd’hui Jean-Baptiste Sécheret.

Pourquoi, dans les années 1960, la peinture française serait devenue, selon vous, un nouvel « art underground » ? D’une part le ministère de la Culture, créé en 1959, joue un rôle croissant dans la vie artistique de la France au détriment des collectionneurs et donc de la diversité des goûts. Dans le même temps, la vision « moderniste » de l’art se répand, qui veut que l’art aille dans une seule direction, celle des avant-gardes new-yorkaises, et qu’il s’agit pour la France d’être à la page. Autant de facteurs qui contribuent à ce qu’on aborde l’art de plus en plus à l’aide d’idées et de discours, et de moins en moins par le biais du goût et de l’émotion.

Justement, vous revendiquez l’indispensable contemplation d’une œuvre d’art, vecteur d’émotion et de beauté. La beauté serait-elle vraiment un concept en voie de disparition ? On nous dit que c’est une notion datée et périmée, car ce qui a été moderne, tout au long du XXe siècle, c’est d’« injurier la beauté », comme avait dit Arthur Rimbaud. Mais, malgré les injures, malgré ce qu’on croit être la leçon de Duchamp, notre besoin de beauté ne disparaît pas. Ce que les gens mettent en fond d’écran de leur ordinateur ou la musique qu’ils passent à leur mariage, ce sont des choses qu’ils trouvent belles.

Dans votre démonstration, vous passez sous silence des médiums artistiques comme la sculpture, la photographie ou la vidéo et bien des artistes qui œuvrent eux aussi aujourd’hui dans le domaine de la représentation. En vous concentrant sur la peinture, qui plus est figurative, ne faites-vous pas preuve d’une vision trop réductrice voire conservatrice de l’art ? J’aime la peinture, en effet, j’aime Edgar Degas, John Constable, Pieter de Hooch, Édouard Vuillard, José de Ribera et tant d’autres ; je crois que l’histoire de cet art représente l’une des grandes aventures de l’humanité et qu’elle n’est pas terminée. Notre besoin d’image et de représentation du monde ne disparaît pas, comme le prouve l’usage frénétique que nous faisons d’Instagram, et la peinture peut répondre à ce besoin mieux que personne. Dans cette longue histoire, l’abstraction m’intéresse et me plaît, bien sûr, mais je la vois comme une branche, comme une région de la peinture et non comme son ultime vérité. Je parle dans mon livre de sculpteurs comme Ron Mueck, Giacometti, Raymond Mason, Denis Monfleur, de photographes comme Henri Cartier-Bresson, et de cinéastes comme Stanley Kubrick ou Terrence Malick. Comme tout le monde, j’aime beaucoup Louise Bourgeois, et je peux être sensible à la vidéo – je pense, par exemple, aux « Quatre saisons » de David Hockney. Mais la tradition dont je parle mérite d’être mieux connue qu’elle ne l’est actuellement. C’est la raison d’être de ce livre.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°564 du 2 avril 2021, avec le titre suivant : Benjamin Olivennes : « On aborde l’art de plus en plus à l’aide d’idées et de discours, et de moins en moins par le biais du goût et de l’émotion »

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