Livre

Sémiologie

Barthes, un amateur amoureux

Par Itzhak Goldberg · Le Journal des Arts

Le 9 décembre 2015 - 807 mots

La fine étude de Guillaume Cassegrain montre comment la « méthode » barthésienne, spontanée et sans règles, s’est aussi appliquée à l’art.

Toute personne qui a lu le livre culte de la génération des années 1970, Mythologies (Seuil, 1957), se souvient que son auteur, Roland Barthes, ignore superbement la notion de hiérarchie dans le choix des sujets traités. N’importe quel fait de société est analysé avec le même soin que les événements majeurs, d’ailleurs rares dans cet ouvrage. On se souvient également que l’écrivain s’inspire souvent des images – essentiellement des photographies, le visage de Greta Garbo, les tirages du studio Harcourt, les couvertures de Paris Match –  qu’il décortique en sémiologue, pour en mettre à nu la structure et le sens ou, pour reprendre ses termes, la « signifiance ». Son intérêt pour les arts visuels se vérifie avec une quarantaine de textes écrits entre 1946 et 1980, ainsi que deux livres : L’Empire des signes (Skira, 1070) et La Chambre claire. Note sur la photographie (Gallimard/Seuil, 1980).

L’idée principale que Guillaume Cassegrain développe tout au long de Roland Barthes ou l’image advenue, qui traite du rapport de Barthes avec l’image (ou les images), est de montrer que ce dernier prend toujours une posture d’amateur. Repli stratégique, permettant de s’exprimer en dehors (ou à côté) du discours valorisé par l’histoire de l’art, et de développer une vision personnelle, faite de « scientificité » et de désir, de plaisir et de lucidité. Autrement dit, entre pensée, imagination et affect, l’écrivain refuse de choisir.

On est frappé par l’éclectisme des images commentées par Barthes qui échappent à toute logique de classification. Des plus connues (Cy Twombly, Arcimboldo) aux plus obscures (Bernard Faucon, Daniel Boudinet), elles sont retenues en raison d’un goût particulier ou d’une rencontre occasionnelle qu’il nomme « conversations d’amis ».

La « luisance »
Non sans provocation, l’écrivain se déclare « sauvage, sans culture », pratiquant  une « seule énonciation, amoureuse et textuelle » (Barthes). Pour autant, il ne faut pas prendre cet aveu d’ignorance à la lettre. Si les connaissances de Barthes sont « trouées », il est au parfum des catégories forgées par les spécialistes. Il est même capable de les critiquer : « Ce qu’on a appelé histoire de la peinture, écrit-il, n’est qu’une suite culturelle et toute suite participe d’une Histoire imaginaire. »

Dans son introduction, Guillaume Cassegrain explique que  Barthes considère l’art conceptuel – qu’il préfère définir comme un art réflexif –, comme un art bavard qui délaisse le travail de la forme. Pour lui, en effet, cette approche situe l’œuvre en-deçà de la forme, tandis que la peinture d’un Twombly ou d’un Réquichot et leur charge érotique se placent « au-delà de la langue » (Barthes). Langue qu’il manie sans égal quand il décrit et déchiffre les images. Pour preuve, ce passage sur la nature morte où font merveille l’écriture jouissive, le sens de la formule : « Des peintres de natures mortes comme Van de Velde ou Heda, n’ont eu de cesse d’approcher la qualité la plus superficielle de la matière : la luisance. […] la seule issue logique d’une telle peinture, c’est de revêtir la matière d’une sorte de glacis le long de quoi l’homme puisse se mouvoir sans briser l’usage de l’objet. »

Formulation qui fait comprendre qu’il ne suffit pas de regarder, il faut encore voir. On songe à la phrase de Valéry : « Une œuvre d’art devrait toujours nous apprendre que nous n’avions pas vu ce que nous voyons. »

Au-dessus de tout, c’est la production picturale de Cy Twombly, ses traits incertains et tremblés, ses gribouillages illisibles griffonnés sur la toile qui touchent Barthes. Et pour cause : chez le peintre américain la peinture et l’écriture se rejoignent pour former des signes flottants. Avec lui, le texte et l’image, normalement situés dans des registres différents, trouvent un terrain commun et laissent apparaître le  « désir de sa main » (Barthes).

Toutefois, c’est La Chambre claire, son dernier ouvrage, qui a fait couler le plus d’encre. Cassegrain insiste sur le célèbre couple « studium/punctum » proposé par Barthes. Le premier concept suscite un intérêt vague d’ordre culturel ; le second, en revanche, est « une marque faite par un instrument pointu », une « blessure », une « piqûre, bref le détail subjectif et intense qui dérange et qui attire » (Barthes). Ce livre lui vaudra également la critique acerbe des spécialistes qui jugent sa réflexion sur l’absence et la présence, condensée dans l’expression maintes fois répétée
« ça a été », comme dépassée, voire simpliste.

Le débat reste ouvert, mais s’il n’est pas certain que l’on trouve chez Barthes une véritable élaboration théorique, il pratique une méthode, celle d’une empathie totale avec l’œuvre. Contre une écriture sèche et une pensée réductrice, il a fait du texte un plaisir, et du savoir, une jubilation.

Guillaume Cassegrain, Roland Barthes ou l’image advenue, éd. Hazan, 2015, 120 p., coll. « Essais », 16 €.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°447 du 11 décembre 2015, avec le titre suivant : Barthes, un amateur amoureux

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