Art contemporain - Livre

Entre-nerfs

Barthélémy Toguo

Par Colin Lemoine · L'ŒIL

Le 28 juin 2021 - 763 mots

Odysséenne, cette première monographie dédiée à l’artiste camerounais Barthélémy Toguo permet d’approcher la subtilité et l’actualité d’une œuvre polysémique, et éminemment politique. Remarquable.

Qui est Barthélémy Toguo ? Qui est cet homme dont les œuvres diaprées disent la colère des hommes et l’âpreté du monde, l’irrémédiable et la violence ? De Toguo, né au Cameroun en 1967, furent présentées primitivement des pièces par Jérôme Sans en 2004 au Palais de Tokyo lors d’une exposition intitulée « Sick Opera ». Depuis, l’œuvre s’est affirmée, affûtée, et il est aisé de reconnaître sa signature dans des dessins étrangement délavés, dans ces fausses sanguines détrempées qui, subtiles macules pareilles aux investigations matiéristes d’Henri Michaux, paraissent vouloir encore le mystère du visible. Artiste polyphonique, explorateur du Grand Tout, Toguo sait jouer avec les maux universels, sublimer le politique lorsque le politique n’est plus sublime, perforer les représentations et les conventions, rebattre les cartes dans le grand tarot du monde. Chamane et aruspice, le Camerounais est un magicien infini que rien ne saurait dompter et que rien ne saurait circonscrire, sauf peut-être cette monographie majeure, et bilingue.

Écheveau

Relié, de grand format (27,8 x 31,2 cm), l’ouvrage publié par les éditions Skira, en collaboration étroite avec la Galerie Lelong & Co., évite les roueries et les afféteries. Il ne triche pas. Aussi affiche-t-il d’emblée, littéralement et symboliquement, la couleur : à cet égard, la couverture est une reproduction de l’installation que Toguo imagina en 2014 pour une exposition collective du MuCEM, à Marseille (« Food : produire, manger, consommer »), où des figures monumentales côtoyaient des machines agraires, où un écheveau de lignes et de tiges de bois contrariait la planéité des peintures. Délicatement embossées sur la première de couverture, les lettres du nom de l’artiste répondent à celles de Philippe Dagen, l’auteur de l’essai qui, critique d’art au Monde et professeur d’histoire de l’art à Paris I Panthéon-Sorbonne, parvient remarquablement à désigner et à contextualiser le travail kaléidoscopique de Toguo. Un artiste, et un critique. Une œuvre, et un regard, donc.

Hubris

Au bref texte liminaire (« Une rencontre ») signé Jean Frémon, l’actuel président directeur général de la Galerie Lelong, succède l’essai de Philippe Dagen, dont la lisibilité le dispute à la générosité. Décrivant la variété typologique des œuvres, étudiant la pesanteur et l’éthéré, le poids des corps et le poids des mots, l’auteur propose une véritable initiation, tout à la fois humble et fluide. Ses lignes consacrées aux « installations d’histoire » rappellent combien Toguo est roi au royaume de l’hybride et de l’hubris, combien il sait mélanger les genres, décloisonner les domaines réservés, affronter la démesure. En un mot, excéder les frontières et éviter les assignations. Recourant au bois, dont il fait la métonymie de l’art primitif, usant de la couleur crue, cet apparat chatoyant d’un « art africain » trop souvent méjugé par les expositions – à l’exception des « Magiciens de la terre » (1989) ou d’« Africa Remix » (2005) –, Toguo transgresse les genres et franchit les lignes, qu’il se déguise en éboueur parisien ou qu’il crée des tampons de bois réinvestissant les slogans de la ségrégation mondialisée. Le Camerounais sait le pouvoir des œuvres, mais aussi des images, de ces images qui, réduisant et essentialisant le réel, méritent d’être sans cesse interrogées.

Hétérogénéité

Chaque installation de Toguo suppose une participation physique du spectateur, comme à la Biennale de Venise en 2015 : chahutant la position et la vision du regardeur, l’artiste l’invite à penser sa place dans l’espace, et dans le monde, conformément aux déploiements de Sarkis ou aux mythographies de Beuys qui enseigna à la prestigieuse Kunstakademie de Düsseldorf, que deux bourses permirent à Toguo d’intégrer en 1995 puis en 1999. Avec science et retrait, avec une science éprouvée du retrait, Philippe Dagen convoque doctement l’importance de l’écrit dans les œuvres de Toguo qui, matériellement hétérogènes, supportent volontiers des lettres, des messages et des citations. Cette effraction de l’écrit dans l’image n’est pas nouvelle, si l’on veut bien se souvenir de certains chefs-d’œuvre du cubisme synthétique signés Picasso ou Braque. Décisives, ces « zones de langage », que reconduiront les surréalistes, investiguent le pouvoir des mots et prouvent combien Toguo entend déconstruire les lieux communs et les idiomes faciles, en d’autres termes ériger une œuvre éminemment politique dont Bandjoun Station, ce projet artistique situé à trois cents kilomètres de Douala et de Yaoundé, est la métaphore totémique, lorsque la culture croise la liberté et l’indépendance. Étayée de nombreuses images, l’ample biographie permet ainsi de prendre la mesure d’une œuvre et d’une vie faites de choix, de ruptures et de courage, quand toujours sont relancés les dés dans le hasard parfois cruel de l’histoire. Nécessaire.

Philippe Dagen,
Barthélémy Toguo,
Éditions Skira, 268 p., 49 €.

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°745 du 1 juillet 2021, avec le titre suivant : Barthélémy Toguo

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