1875, le baron de Rothschild achète deux portraits de Rembrandt

Le Louvre et le Rijksmuseum se partagent deux Rembrandt

Par Vincent Noce · Le Journal des Arts

Le 28 octobre 2015 - 838 mots

Le marché inédit passé entre le Louvre et le Rijksmuseum pour l’achat de deux grands portraits de Rembrandt au baron Éric de Rothschild a entraîné une certaine confusion.

Rembrandt, <em>Portrait de Oopjen Coppit</em>, et le <em>Portrait de Marten Soolmans</em>, 1634
Rembrandt, Portrait de Oopjen Coppit, et le Portrait de Marten Soolmans, 1634.

Beaucoup redoutaient que ce chef-d’œuvre ne soit enfoui dans les sables du Qatar. L’ironie de l’histoire européenne veut que les mêmes protestations aient été émises à l’époque où il a quitté les Pays-Bas pour Paris. Ce n’était pas alors les émirs qui étaient visés, mais les collectionneurs de la finance et de l’industrie américaines.

Ces deux portraits en pied ont en effet été achetés il y a 140 ans par le baron Gustave de Rotschild à Lucretia Johanna van Winter (1785-1845), surnommée Annewies, épouse d’Hendrik Six, lui-même héritier d’une dynastie de marchands, dont l’ancêtre, Jan Six, fut portraituré par Rembrandt lui-même. Cette immense collection familiale a aussi compté des Vermeer, Jan Steen, Frans Hals et Gerrit Dou… Des voix s’élèvent aujourd’hui en France pour dénoncer l’incurie du ministère de la Culture. Éric de Rothschild s’est même vu reprocher sa décision de vendre, éventuellement à l’étranger : on se demande bien de quel droit ? Au passage, on a oublié combien sa famille s’est montrée généreuse envers le Louvre.

Dans une tribune publiée par le journal Volkskrant, l’historien de l’art et marchand Jan Six (onzième du nom) formule une accusation parallèle à son gouvernement. À son avis, les deux portraits sont « les grands perdants » de l’arrangement passé entre le Louvre et le Rjiksmuseum. Il déplore les allers-retours entre Paris et Amsterdam qui risquent d’endommager les tableaux. Il souligne les difficultés posées par le contraste des politiques de restauration dans les deux pays (ce débat ne fait que commencer). Par-dessus tout, il reproche à son pays de n’avoir pas négocié habilement la paire (car le prix de 160 millions d’euros lui semble démesuré), en profitant du laisser-aller manifeste des autorités françaises. Pour lui, leur réaction tardive a été déclenchée par le déblocage d’une subvention par le parlement néerlandais, qui a blessé l’orgueil national de la France. Elle aurait alors monté dans la précipitation cette opération bancale pour des « raisons politiques », sans aucun souci du patrimoine et de l’histoire de l’art.

Les mêmes reproches aux tergiversations gouvernementales et au détournement de la loi ont été adressés à Paris, qui aurait dû entraîner le classement de l’œuvre comme « trésor national ». Les regrets sont d’autant plus vifs depuis qu’il est apparu que la Banque de France était disposée à en financer l’acquisition – ce dont Fleur Pellerin ne s’était pas souciée auparavant.

Le plaidoyer de Victor Stuers en 1873
Jan Six ne manque pas de citer le même plaidoyer émis en 1873 par l’historien de l’art Victor de Stuers, pour rappeler à la nation la fierté oubliée de son patrimoine. Dans une adresse contre « l’esprit étriqué » de ses compatriotes (1), celui-ci réagissait à un débat houleux au parlement sur une hausse des subventions. « Nous ne vous demandons pas l’aumône », s’insurge-t-il, en déplorant que « l’industrie des arts » ne soit plus considérée comme élément de la « politique nationale » comme au XVIIe siècle. « Le patrimoine, insiste-t-il, n’est pas une dépense, mais un investissement… » : un discours qui a été beaucoup répété aux gouvernants ces dernières années en France, et en Europe, avec un succès très mitigé. Refusant de reléguer les arts dans la sphère privée, l’auteur s’en prend à ceux qui sourient quand on leur fait observer qu’ils comptent au moins autant dans l’économie que les produits des colonies : La Ronde de nuit (Rembrandt) ne vaudrait donc pas le café de Java. « On nous assène les efforts consentis pour la Défense nationale ou les travaux publics, le poids de la dette publique… autant d’arguments d’usuriers ! » Dans ce manifeste, il appelle à relancer l’éducation artistique à l’école (autre litanie qui se fait vainement entendre en France aujourd’hui) ainsi que les métiers d’art, à l’image de l’Angleterre. Il énumère les monuments et églises laissés à l’abandon : « le vandalisme des municipalités et des Églises est sans limite » – ce qu’on entend encore en France aujourd’hui. Il dénonce le manque de personnel dans les musées et les horaires limités pour les visiteurs… Cet appel n’a pas empêché le départ des deux Rembrandt ou la mise aux enchères d’une autre partie de la collection. Mais il a aussi conduit en 1908 à l’acquisition par le Rijksmuseum de La Laitière de Vermeer, avec une quarantaine d’œuvres majeures qui en faisaient partie.

Appelant à la formation d’un ministère des Beaux-Arts, Stuers citait alors la France en exemple. « Il a été le catalyseur de la formation d’une administration publique de la culture aux Pays-Bas », note Stefan Fisch dans son histoire comparative des régimes patrimoniaux (2). C’est ce système qui se trouve aujourd’hui confronté à la crise des politiques publiques à travers le continent.

Notes

(1) Holland op zijn smalst, disponible sur le site d’archives www.dbnl.org
(2) Stefan Fisch, National approaches for the governance of historical heritage over time, IOS Press 2008.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°444 du 30 octobre 2015, avec le titre suivant : 1875, le baron de Rothschild achète deux portraits de Rembrandt

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