Marcher pour être au monde

Par Philippe Piguet · L'ŒIL

Le 1 juillet 2000 - 1469 mots

« De Rodin à Giacometti » et « de Warhol à Nauman », le Musée Picasso d’Antibes propose une exposition thématique en deux volets sur les figures de marcheurs. « Un siècle d’arpenteurs » est une réflexion sur la marche comme prétexte artistique. À voir à partir du 1er juillet.

Il existe dans l’œuvre de Giacometti une figure beaucoup moins connue que celle de ses hommes qui marchent, c’est celle de l’Homme qui chavire. Dessin et bronze le montrent au bord d’un déséquilibre, dans un instant de panique où, en butte à l’espace qu’il rencontre, tout est sur le point de basculer. Unique dans son œuvre, cette sculpture de Giacometti ne vient point contredire celle de l’Homme qui marche, mais en augmenter le propos car, comme l’a si justement souligné Jacques Dupin, « sculpter un homme qui marche c’est aussi en un sens représenter l’espace agité, modifié par le passage du marcheur ». Dans cette façon qu’il a de chercher à se raccrocher à l’espace pour tenter de se sauver, l’Homme qui chavire participe ainsi à mettre en évidence, par excès, pourrait-on dire, la qualité existentielle propre au thème même de la marche.

Le marcheur figure de liberté
Si celui-ci n’apparaît qu’assez tardivement dans l’histoire de l’art – à la fin du XVe siècle, selon Daniel Arasse qui relève à Padoue ou à Ferrare l’existence de deux figures paysannes gravées, en marche, hors de tout contexte narratif – il n’en reste pas moins que la question de la marche des êtres vivants, donc de l’homme, est abordée très tôt par Aristote dans ses écrits. Pour Patricia Falguières, les spéculations qu’y développe le philosophe, notamment sur les divers modes de locomotion des animaux et des humains, constituent une « matrice poétique » qui est à la source même de la plupart des discours esthétiques conduits sur le sujet depuis la Renaissance. « Il y a entre l’art et la marche, et en général toutes formes de mouvements, une relation qui ne relève pas de la “représentation” mais de l’homologie et qui touche à la question de la technique ou du mode humain de reproduire », note-t-elle comme pour écarter toute considération par trop littérale. Force est d’ailleurs de considérer que le thème de l’homme qui marche n’est jamais un motif, ni même vraiment un modèle, mais un prétexte. Il opère en termes universels et sa valeur primordiale est celle d’un archétype. Les artistes tentés par cette figure « et qui, directement ou de manière moins immédiate, lui assignent une place dans leur œuvre, savent qu’au-delà de l’illustration thématique, c’est une image première qu’ils abordent et que par elle les questionnements profonds liés à l’existence pourront à nouveau se poser », note Maurice Fréchuret dans le catalogue de l’exposition d’Antibes dont il est le commissaire. Si, de fait, cette figure est rattachée chez Giacometti à une notion de liberté existentielle, c’est qu’elle est l’expression chez lui tant d’une autobiographie que d’une époque. Les figures de la marche, que les artistes ont produites au cours du XXe siècle et qui en font, comme l’énonce le titre de l’exposition d’Antibes, « Un siècle d’arpenteurs », ne sont pas toutes, loin de là, de même nature. Tour à tour image de l’humaine condition, sujet d’étude scientifique, outil de création, voire processus plastique en soi, le concept de marche qui est consubstantiel à l’idée de mouvement s’est imposé comme l’un des vecteurs prospectifs de la modernité jusque dans ses prolongements contemporains. Éloge de la déambulation, en quelque sorte, que Maurice Fréchuret a choisi de présenter en deux volets distincts, tout d’abord de Rodin à Giacometti, puis de Warhol à Bruce Nauman.

Une manière de se déterminer
« Non seulement les statues viennent sur vous comme si elles étaient très lointaines, du fond d’un horizon extrêmement reculé, mais, où que vous vous trouviez par rapport à elles, elles s’arrangent pour faire que vous, qui les regardez, soyez en contrebas. Elle sont, très au fond d’un horizon reculé, sur une éminence, et vous au pied de la butte. Elles viennent, pressées de vous rejoindre, et de vous dépasser. » Ces lignes, signées Jean Genet, sanctionnent de façon magistrale le rapport d’espace qu’entretiennent les figures de Giacometti tant avec leur environnement qu’avec celui du regardeur. Par-delà le cas particulier du sculpteur, elles disent très exactement le propre de toute figure de marcheur, qui est un rapport tendu avec la solitude. La marche est une affaire exclusivement individuelle. Elle procède de la nécessité d’un être au monde qui permet à l’individu de s’inscrire dans l’espace. De se déterminer par rapport à lui, de s’y repérer, voire d’en prendre possession. Les figures qu’elles suscitent en sont d’abord et avant tout l’expression et ce, quelles qu’elles soient. Il ne fait aucun doute que Rodin a dû accepter avec joie l’étude préliminaire au Saint Jean-Baptiste prêchant, accidentellement privée de sa tête et de ses bras, car elle condense une force intérieure, secrète. Dans la sérigraphie La Rivoluzione siamo Noi (1970), la mise en scène dans laquelle Joseph Beuys se présente, en baroudeur décidé, seul face aux autres, et le choix qu’il fait de la forme du multiple lui permettent de mieux souligner la dualité paradoxale de la lutte individuelle et de la foule virtuelle qui l’accompagne. La marche utilisée par les artistes du Land Art dans la réalisation de leurs œuvres conforte encore cette idée de solitude. À l’instar d’un artiste comme Richard Long, les déplacements que ceux-ci ont effectués les ont conduits à aller de l’aventure, dans un rapport solitaire à l’espace et à y concevoir des travaux qui ne sont pas sans faire écho aux lignes de Jean Genet ; les œuvres qu’ils ont rapportées nous paraissent elles aussi « très lointaines » et nous les contemplons avec ce même sentiment d’être « en contrebas », comme hors-champ, tant il est vrai que l’espace qu’elles suscitent nous dépasse.

Un principe dynamique de répétition
La marche, comme le suggère Patricia Falguières, touchant aussi à la question d’un « mode humain de reproduire », elle induit un critère plastique fondé sur le principe de répétition, sinon de la démultiplication d’un signe propre à l’évocation d’une dynamique. En ce domaine, les futuristes ont institué les termes d’une iconographie nouvelle visant à rendre compte tantôt du déplacement d’un corps en mouvement, tantôt du mouvement interne de la matière. Si les travaux chronophotographiques de Marey et de Muybridge ont influencé des artistes comme Giaccomo Balla et Umberto Boccioni, toutes les recherches effectuées simultanément en matière d’optique et de cinétique n’ont pas échappé à quelqu’un comme Duchamp, et son Nu descendant l’escalier doit autant aux uns qu’aux autres. La façon qu’a l’artiste de restituer le mouvement le conduit à jouer plastiquement de la déclinaison de sa figure en une anatomie de la machine humaine, véritable mise à nu de ses mécanismes déambulatoires. De telles procédures sont reprises en compte dans l’art contemporain par toute une génération de créateurs qui exploitent les ressources dynamiques de l’image vidéo. Elle leur permet toutes sortes de manipulations et de traitements qui instruisent leurs travaux à l’aune d’un temps autre et d’un espace expérimental, déduits ici d’une mise en boucle, là d’une installation éclatée dans l’espace, comme chez Bruce Nauman ou Bill Viola avec la pièce intitulée The Crossing, opposant deux immenses écrans sur lesquels émerge lentement la figure d’un marcheur avant qu’elle ne soit complètement consumée sur l’un et immergée sur l’autre. Ici et là, il y va chaque fois de l’idée d’un ressassement, où la marche procède d’un rapport à l’espace sans cesse réinventé qu’elle engendre elle-même en le multipliant.
Déambulation, dérive, avancée exploratrice ou simple promenade, le fait de la marche est enfin irrésistiblement lié à celui d’une destination. Non d’un but à atteindre forcément mais d’une direction à suivre. On ne se déplace en effet jamais innocemment. On y est porté par quelque chose d’indicible, aussi la question de la marche implique-t-elle l’idée d’une « tension vers ». Reprise par Gasiorowski dans une interminable frise peinte, la figure du marcheur de Giacometti remonte le temps, celui de la peinture. Il va droit devant lui, suivant le fil précieux d’une histoire dont il passe en revue toutes les étapes. L’essentiel n’est pas d’arriver – et d’ailleurs il ne parviendra jamais à aucune extrémité – mais bel et bien de marcher, d’arpenter, tant il est vrai que ce qui compte est l’intention qui l’anime en son for intérieur. Si la décision de la marche marque la volonté d’aller quelque part, peu importe qu’un objectif précis soit défini au préalable. Elle est par nature l’expression de la liberté qui conduit le marcheur à se mettre en route et l’assure d’un possible être au monde, tant du corps que de l’esprit.

- ANTIBES, Musée Picasso, « De Rodin à Giacometti », 1er juillet-15 octobre, « De Warhol à Nauman », 4 novembre-14 janvier 2001.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°518 du 1 juillet 2000, avec le titre suivant : Marcher pour être au monde

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