L'objet du mois

Vous avez dit Art déco ?

L'ŒIL

Le 1 novembre 2004 - 574 mots

Avec « Argenterie viennoise, design moderne » (cf. p. 84-89), l’heure est à la révision des dates et des styles. Si une petite roulette, aussi discrète qu’une souris ne dénonçait, au premier plan, l’âge de cette table guéridon, les noms des grands de l’Art déco viendraient immédiatement aux lèvres : Dominique, Leleu et Ruhlmann au premier chef dont on célèbre aujourd’hui les fastes à Montréal. La couleur du placage y est pour quelque chose ainsi que ce vernis. Cet acajou de Cuba joue un peu les ébènes de Macassar et cette simplicité stricte des formes trahit le modernisme que le maître était obligé de cacher sous les somptueux placages que réclamaient ses bourgeois de clients. Ah !, cette tradition française éprise de simplicité et de mesure ! Loin d’être le « moderne Riesener » comme disaient bêtement ses critiques, Ruhlmann ne s’était-il pas réclamé du dernier style français à n’avoir point menti, c’est-à-dire le style Louis-Philippe ?
Louis-Philippe, vraiment ? Et cette roulette ? Le doute s’installe. À y regarder de plus près, le piètement ne serait-il pas composé de quelques colonnes accouplées, la galette « dorique » du chapiteau commun les rassemblant pour ménager la transition avec le plateau ? Et ces bases rondouillardes, sont-elles vraiment Art déco ? La date de naissance de cette table : un siècle exactement avant l’Exposition de 1925 : 1825. Lieu de naissance : Vienne. Père : Joseph Danhauser fournisseur de la cour impériale. Voilà donc un guéridon « Biedermeier », forme tardive du néoclassicisme autrichien et allemand, ainsi appelé du nom de Gottlieb Biedermeier, sobriquet littéraire appliqué à l’origine à un brave maître d’école souabe, représentant de ces générations naïves qui croyaient encore à l’idylle sociale. Style simple, épuré… bourgeois. Vite dit ! Danhauser fournissait la ville et la cour mais c’est l’Empereur qui avait adopté les mœurs « bourgeoises », autant pour faire le deuil du faste « romain-germanique » que pour résister aux exportations de l’« Empire » français du gendre Napoléon. Les dessins de Danhauser, conservés au MAK (Museum für angewandte kunst, musée de l’Art appliqué) de Vienne, nous montrent le cheminement des formes néoclassiques vers une modernité géométrique. Cubes, sphères, ellipse, libre jeu de formes qui ont oublié leur origine architecturale. Ce guéridon évoque un ensemble créé par Danhauser pour l’archiduchesse Sophie en son château de Laxenburg. Salon que nous connaissons par une aquarelle publiée par Mario Praz dans sa Philosophie de l’ameublement. Ses sièges aux formes fluides, son guéridon et ses consoles « doriques modernes », lui donnent en effet, sur fond de papier peint bleu aux larges bandes, un aspect Art déco inattendu. Similitude qui a permis à certaines créations de Danhauser, comme sa célèbre coiffeuse, de passer à Drouot, dans les années 1970 encore, pour de l’Art déco provincial. Ronde infernale des styles, révolutions du goût, une intéressante exposition intitulée : « Le Corbusier avant Le Corbusier » nous montrait récemment que Charles-Édouard avait lui aussi fourbi ses armes dans le registre néoclassique avant de décider de mettre ses clients, riches comme pauvres, à la diète formelle. Paul Asenbaum est un marchand doublé d’un historien. Sa connaissance du mobilier viennois – il a assisté sur place au purgatoire et à la résurrection du mobilier sécessionniste –, lui a permis un des premiers de saisir l’originalité de cette modernité viennoise que nous regardons aujourd’hui d’un œil neuf. Il est à l’origine, avec Christian Witt-Döring, de l’exposition « Argenterie viennoise ».

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°563 du 1 novembre 2004, avec le titre suivant : Vous avez dit Art déco ?

Tous les articles dans Marché

Le Journal des Arts.fr

Inscription newsletter

Recevez quotidiennement l'essentiel de l'actualité de l'art et de son marché.

En kiosque