Un commissaire-priseur peut en cacher un autre

Analyse d’un jugement condamnant un officier ministériel et exonérant un auctioneer

Par Jean-Marie Schmitt · Le Journal des Arts

Le 1 janvier 1996 - 803 mots

L’affaire jugée le 18 octobre dernier par le Tribunal de grande instance de Paris était tortueuse, comme souvent le cheminement de l’art volé. Un policier collectionneur, Jean-Marc Peyre, avait subtilisé en 1974, 1979 et 1980, trois exemplaires d’un ouvrage rarissime dans diverses collections publiques (Archives de la Marine, Institut de France, Bibliothèque d’Orléans). Après avoir gratté les marques d’inventaire, il en mettait deux en vente chez Sotheby’s à New York en 1977 et 1979, avec l’assistance d’un commissaire-priseur français, Me Jean-Philippe Courtois, d’Angers, qui se présentait comme mandataire pour requérir la vente des objets. Le livre volé à la Marine était vendu 130 000 dollars à l’université de Yale, et celui de l’Institut de France 100 000 dol­lars à un acheteur dont l’identité n’a pas été révélée.

PARIS - L’affaire pénale avait été tranchée en novembre 1993 par une cour d’assises condamnant le policier à une peine d’emprisonnement ainsi qu’à un million de francs de dommages-intérêts à verser à l’Institut. Le commissaire-priseur français avait bénéficié d’un non-lieu.
 
La décision du Tribunal de grande instance (TGI) avait à trancher les recours civils introduits par l’Institut, auquel s’était joint l’État au nom de la Marine, contre Sotheby’s, le commissaire-priseur français et sa compagnie d’assurances. L’Institut et l’État considéraient que les commissaires-priseurs avaient fait preuve de négligence en vendant ou participant à la vente de livres dont les marques avaient été grossièrement grattées.

Ceux-ci rétorquaient en soulignant la publicité faite à la transaction. De fait, le commissaire-priseur n’avait pas dissimulé sa qualité d’officier ministériel lorsqu’il avait déposé les ouvrages chez Sotheby’s qui, pour sa part, avait inclus les ouvrages dans des catalogues largement diffusés, mentionnant d’ailleurs le grattage des marques. L’un et l’autre – mais séparément – mettaient en avant que l’effacement des marques de bibliothèque était une pratique courante en matière de bibliophilie. De son côté, l’assureur du commissaire-priseur français contestait l’appel en garantie de son client, son entremise dans cette transaction n’entrant pas selon lui dans les missions d’officier ministériel qu’il garantissait.

Après avoir démêlé les différents recours et examiné les arguments des uns et des autres, le tribunal rejetait les actions contre Sothe­by’s, mais condamnait l’officier ministériel français et son assureur à payer un million de francs de dommages et intérêts à l’Institut de France, et 250 000 francs à l’État.

L’analyse du tribunal rappelle et précise différents points. Tout d’abord, le fait que la responsabilité civile est disjointe de la responsabilité pénale. C’est pourquoi la responsabilité civile du commissaire-priseur français a pu être retenue alors même que l’action pénale s’était soldée par un non-lieu.
Ensuite, le fait qu’une négligence est une faute engageant la responsabilité professionnelle.

L’identité de l’acheteur
Sur ce point, le tribunal a analysé différemment la situation de Sotheby’s et celle du commissaire-priseur. Il a souligné que Sothe­by’s pouvait soutenir que la seule qualité de commissaire-priseur (déposant) suffisait à lui garantir l’origine des biens et que les contrats de dépôt ne font apparaître aucune irrégularité. Rejetant l’action de l’Institut contre Sotheby’s, le TGI en déduisait qu’aucune obligation n’existant entre les parties, Sotheby’s n’était en conséquence pas tenu de communiquer à l’Institut l’identité de l’acheteur. Ceci exclut pratiquement toute possibilité de récupération de l’ouvrage par l’Institut et justifie qu’il lui soit alloué des dommages-intérêts.

Au contraire, le TGI retenait la responsabilité du commissaire-priseur français en relevant en particulier que professionnel du marché des objets d’art, participant comme officier ministériel à sa régularité, (il) voit peser sur lui des obligations particulières de prudence et de diligence, et en précisant que s’il ne peut lui être imposé, quant aux conséquences qu’il aurait pu tirer du grattage des marques de propriété des ouvrages, davantage d’obligation qu’à Sotheby’s, les relations d’affaires et d’amitié entretenues avec le déposant ne pouvaient justifier, s’agissant de la première vente, qu’il néglige de s’interroger sur la provenance d’un ouvrage (de valeur importante), et s’agissant de la seconde, du caractère anormal de la possession de deux objets de très grande qualité.

Le tribunal soulignait également que le commissaire-priseur ne pouvait non plus méconnaître la législation régissant la sortie des œuvres d’art du territoire français et s’en remettre avec légèreté à un transport assuré par son ami. Le TGI en déduisait qu’il y avait eu négligence et imprudence fautive.

S’agissant de la compagnie d’assurances, le jugement relevait que le commissaire-priseur n’avait pas fait acte de commerce mais avait agi comme intermédiaire en vue de la vente aux enchères publiques, ce qui entrait bien dans l’exercice de la profession. Pour la compagnie, cette vente de concert risque de s’achever bien mal. Si la Cour d’appel confirme le jugement, il lui en coûtera 1 250 000 francs, et peut-être un million de francs de plus si l’université de Yale, tirant les conséquences de l’annulation par le tribunal du mandat de vente donné à Sotheby’s, ne restitue pas l’exemplaire des Archives de la Marine.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°21 du 1 janvier 1996, avec le titre suivant : Un commissaire-priseur peut en cacher un autre

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