Modernisme

« Rendre les gens heureux »

Par Roxana Azimi · Le Journal des Arts

Le 12 mai 2009 - 687 mots

La Galerie Doria rend hommage jusqu’au 30 juin à l’architecte d’intérieur Francis Jourdain, membre fondateur de l’UAM.

PARIS - Il est parfois des créateurs précurseurs que le marché ne sait pas reconnaître à leur juste valeur. Ouvrier d’art et architecte d’intérieur, Francis Jourdain (1876-1958) relève de cette catégorie de pionniers. Membre fondateur de l’Union des artistes modernes (UAM), ce théoricien limpide teindra la plume et portera la voix chaque fois que nécessaire. Plus âgé que ses confrères Pierre Chareau et Robert Mallet-Stevens, il fut le père tutélaire vénéré, mis à contribution jusqu’en 1938 pour le chantier du Collège de France. Reconnu par les musées, comme le montre la rétrospective organisée en 2000 et 2001 par quatre institutions françaises, Jourdain reste en retrait sur le marché. Son appartenance au parti communiste pourrait-elle expliquer cette confidentialité ? Pas vraiment, puisque des familles fortunées comme les Rothschild lui passèrent commande. Quoi qu’il en soit, l’hommage que lui rend pour la seconde fois la Galerie Doria, à Paris, est appréciable. Marquant le cinquantième anniversaire de sa mort, cet éclairage couvre toute la palette de son travail. Seule y manque sa fibre humaniste et citoyenne, concrétisée par ses écrits politiques et sa présidence active du Secours populaire.

« Démeubler »
Les préoccupations sociales et le souci d’ergonomie infusent dès le début la grammaire de formes de Jourdain. Exposé au premier étage de la galerie, un fauteuil transformable en lit de repos réalisé en 1902 exprime déjà son goût pour les meubles à système. Sur le plan stylistique, son inspiration s’inscrivait alors dans le mouvement Arts & Crafts et non dans l’Art nouveau. Jourdain évoluera rapidement vers une géométrisation et une simplification des lignes. Son intérêt pour le système ne faiblit pas. On le retrouve dans les fauteuils à bascule, les meubles de rangement à abattants multiples, ou une table à tablettes escamotables de 1912 ici présentés. Le luminaire apparaît, lui, comme un prolongement de l’architecture. Un plafonnier de 1920, exposé dans l’entrée de l’exposition, se compose ainsi de cubes imbriqués les uns dans les autres. Mais plus que tout, Jourdain voulait réussir l’équation du meuble de qualité restant bon marché, souhait qu’il théorisera en 1936 dans un texte clé, Historique du bazar. Pour lui, les meubles devaient être « interchangeables », multifonctionnels et combinables. Réalisés en série, ils seront commercialisés notamment via des catalogues de vente par correspondance. Son credo ? « démeubler » plutôt que meubler, épurer sans pour autant déshumaniser. D’après l’historienne Arlette Barré-Despond, Jourdain « souhaitait rendre les gens heureux, leur offrir un cadre de vie épanouissant, conforme à leurs aspirations profondes ; on parlerait aujourd’hui de “design modeste”. » Ce fonctionnalisme ne rimait pas avec dogmatisme. Pour être moderne, nul besoin d’être austère. S’il décriait le colifichet et la « vilaine pacotille », Jourdain ne bannissait pas les compléments de décoration, « les objets raisonnables pour les gens raisonnables », comme les céramiques aux couleurs franches exposées en vitrine. L’utile ne s’exempte pas non plus du beau. Aussi utilisait-il massivement toutes les essences de bois, alors que le métal et le verre semblent être les étendards du modernisme. Bien que l’usage qu’en faisait Jourdain ne fût pas rétrograde, ce goût marqué pour le bois a sans doute contribué à le ranger dans la catégorie des artisans d’art. Or le créateur n’a jamais oublié les leçons d’Adolf Loos. Visibles dans différentes bibliothèques et bureaux déployés dans l’exposition, ses alliances de veines et ses jeux de placages créent un effet certes décoratif mais non ornemental.
Étrangement, c’est pourtant du côté de l’ornement qu’il glisse dès qu’il endosse la blouse du peintre nabi. Comment cet homme aussi ancré dans la modernité a-t-il pu s’adonner à une peinture dénuée d’intérêt dont la Galerie Doria expose quelques spécimens ? Fort heureusement, Jourdain a rangé les pinceaux en 1912, admettant avoir confondu « une vocation de peintre avec [s]a passion de la peinture ». On l’aura compris, la lucidité ne fut pas la moindre de ses qualités.

FRANCIS JOURDAIN, L’OUVRIER D’ART, jusqu’au 30 juin, Galerie Doria, 1, rue des Beaux-Arts, 75006 Paris, tél. 01 43 25 43 25, du mardi au samedi 11h-13h et 14h-19h.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°303 du 16 mai 2009, avec le titre suivant : « Rendre les gens heureux »

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