Gravure

Les écoles du Nord à l’épreuve du temps

Le Journal des Arts

Le 20 février 2004 - 1238 mots

Stable au long des années, le marché des gravures anciennes des écoles du Nord répond à la demande constante d’une clientèle d’amateurs avertis qui se renouvelle mais ne s’étend pas.

 Paris - C’est sous l’égide des ventes « Old Masters » que sont rassemblées les gravures anciennes des écoles du Nord. Cette spécialité est à la fois vaste par le champ qu’elle couvre, puisqu’elle concerne quasiment deux siècles de créations allemandes et hollandaises, et assez réduite sur le marché des ventes publiques où les belles pièces se raréfient. Les maisons de ventes Christie’s et Sotheby’s dispersent chacune seulement deux cents lots environ de gravures par an, dont une grande partie est issue des écoles italiennes et françaises. Selon le marchand anglais Simon Theobald, qui a dirigé pendant quinze ans le département des Estampes de Christie’s Londres, la raréfaction des épreuves de qualité et la diminution du nombre d’amateurs concernés entraînent depuis une quinzaine d’années un rétrécissement du marché. Ce sentiment est partagé par ses successeurs et par les spécialistes de Sotheby’s, mais démenti par les marchands. Il semble effectivement que les vacations des auctioneers ne concernent qu’une partie du marché, qui exclut beaucoup de chefs-d’œuvre introuvables, de préférence négociés chez les grands marchands. Sont également écartées les pièces modestes, plutôt proposées à Drouot et dans les ventes fleuves de la maison berlinoise Bassenge, qui comptent jusqu’à 3 000 numéros au catalogue. Christie’s et Sotheby’s refusent d’ailleurs d’inclure dans leurs ventes les pièces d’une valeur inférieure à un montant minimum, respectivement établi à 2 200 et 2 900 euros.
Les critères prévalant à la préciosité des gravures anciennes sont déterminants. La qualité de l’impression est primordiale : elle doit être nette, très noire et extrêmement précise. L’ancienneté de l’épreuve est également capitale. Les plaques ont souvent largement survécu à l’artiste et ont fait l’objet de retouches pour garantir une bonne qualité d’impression. Or les états les plus anciens sont les plus recherchés puisqu’ils sont généralement contemporains de leurs créateurs. « La qualité d’une épreuve est essentielle et joue de façon exponentielle sur le prix, confirme Éric Gillis, expert et directeur de la galerie Artemis Fine Arts à Paris. On trouve sur le marché des épreuves du Portrait de Jan Lutma par Rembrandt datant du XIXe siècle pour 4 000 ou 5 000 euros. Toutefois, une impression de grande qualité sur papier japon du premier ou du deuxième état peut valoir plus de 400 000 euros. » L’état de conservation est le troisième élément capital : l’épreuve ne doit pas avoir été lavée, les marges et les coins des feuilles doivent être intacts ; toutes les réparations de déchirures et autres restaurations sont autant de paramètres nuisibles à la valeur d’une pièce. « L’état de conservation d’une œuvre est vraiment très important, insiste Marie-Christine Seigneur, expert au département des Gravures de Sotheby’s Londres. Il arrive souvent qu’une pièce posthume en bon état se vende à un meilleur prix qu’une autre réalisée du vivant de l’artiste mais de mauvaise condition. » Enfin, une bonne provenance ajoute au succès d’une épreuve, les cachets des collections Mariette et Esdaile étant les plus recherchés des amateurs.

Rembrandt et Dürer convoités
Collectionner les estampes anciennes ne s’improvise pas, « c’est un domaine difficile, qu’il faut connaître, constatent Annie Martinez-Prouté et Sylvie Tocci-Prouté, de la galerie Paul Prouté. Il faut que les gens soient un peu initiés et formés, qu’ils se soient fait un œil. Cela demande de la patience. » De fait, la plupart des spécialistes constatent la longévité de la majeure partie des collections, souvent constituées à l’échelle d’une vie, voire de plusieurs générations. Si l’achat de gravures était une spécialité de prédilection française jusqu’au début du XXe siècle, les amateurs sont aujourd’hui principalement anglais, allemands, français et américains. Les experts constatent également une évolution du goût. « Autrefois, les collectionneurs voulaient constituer un ensemble complet, représentant de nombreux artistes avec des impressions de l’état le plus important. Certains amateurs très impliqués pouvaient parfois rechercher les états successifs d’une même pièce, rapporte Angela V. Randall, la collaboratrice de Simon Theobald. Désormais, ils semblent s’intéresser à certaines icônes sur lesquelles le marché se focalise : quelques paysages, les portraits et les scènes religieuses de Rembrandt ainsi que les grands chefs-d’œuvre de Dürer. »
Rembrandt et Dürer sont effectivement les ténors incontestables du marché. « Ce sont depuis toujours les deux artistes les plus recherchés, approuve Liberté Nuti, expert au département de Gravures de Christie’s Londres. La demande les concernant est très stable et n’a jamais faibli. » Particulièrement appréciées, les séries gravées sur bois de Dürer telles que L’Apocalypse et la Vie de la Vierge sont très courues et extrêmement rares. Sotheby’s a vendu le 2 juillet 2002 à Londres une série complète de L’Apocalypse. Le lot, qui n’était pas homogène même si la majorité des planches dataient de la première édition en 1498, a atteint 87 000 euros. Autre chef-d’œuvre de l’artiste, La Mélancolie a obtenu la somme record de 319 000 euros le 8 juillet 1998 chez Christie’s à Londres. La pièce est tellement demandée par les amateurs que même les impressions posthumes peuvent obtenir de bons prix, ainsi une épreuve vendue 100 000 euros par Sotheby’s le 1er juillet 2003. Les images célèbres de Dürer, Saint Eustache, Saint Jérôme dans sa cellule, Le Chevalier, la Mort et le Diable, Adam et Ève ou encore Némésis sont les objets de convoitise de tous les collectionneurs et peuvent se négocier de 15 000 à 300 000 euros.
Très courantes sur le marché, les eaux-fortes de Rembrandt ont été imprimées jusqu’au XIXe siècle. La production de l’artiste est de plus évaluée à 140 gravures différentes. Les prix des épreuves sont donc extrêmement variables. Ecce Homo, Les Trois Croix, Abraham et Isaac, Le Christ présenté au peuple et certains portraits sont les planches les plus demandées, mais aussi les plus présentes sur le marché. Toutefois, certains incunables ne manquent pas de déclencher les passions, comme les rares scènes érotiques du maître tel le Lit français, ou encore les impressions du premier état du Coquillage. Les meilleurs résultats en ventes publiques ne sont pas représentatifs des prix atteints par les plus belles épreuves de l’artiste. « Il est rare que des pièces de plus de 300 000 euros soient soumises aux enchères : pour des sommes pareilles, risquer l’invendu est très dangereux. Les marchands peuvent obtenir de très grands prix : nous avons récemment vendu une impression des Trois croix du troisième état pour 1,5 million de dollars (1,2 million d’euros) », rappelle Éric Gillis. Nombre d’artistes majeurs des écoles du Nord comme Israël van Meckenem, Lucas van Leyden, Ostade, Beham ou Altdorfer sont d’ailleurs souvent absents des catalogues de vente. Leurs belles pièces sont très rares et se négocient plutôt chez les marchands importants, qu’ils soient allemands : Boerner (associé d’Artemis Fine Arts), français : Rumbler, Paul Prouté et Arsène Bonafous-Murat, suisses : August Laube, ou américains : Allan Stone. Ainsi, une belle épreuve de La Grande Bataille de Cranach l’Ancien peut être vendue 100 000 euros en mains privées, tout comme certaines pièces de Goltzius ou de Schoengauer. « La relation entre un marchand et un collectionneur est durable, souligne Éric Gillis. La gravure est un domaine intime, il ne faut pas oublier qu’elle était à l’origine un art de cabinet. » Selon l’expert, les pièces d’une valeur supérieure à 100 000 euros réalisent une plus- value constante et stable d’environ 16 % chaque année.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°187 du 20 février 2004, avec le titre suivant : Les écoles du Nord à l’épreuve du temps

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