Collectionneurs - Russie

Le réveil du marché russe

De nouveaux collectionneurs créent une demande à Moscou

Par Sophia Kishkovsky · Le Journal des Arts

Le 4 avril 2003 - 1479 mots

Artistes du groupe du "Valet de carreau", portraits de Joseph Staline, le marché de l’art russe est en plein essor, et les nouveaux riches de l’ancien État soviétique commencent à s’improviser collectionneurs. Conséquence, les œuvres de qualité se font rares et leurs prix augmentent, même si cette envolée est maîtrisée par la fermeté de la politique d’importation russe.

MOSCOU - Sur les murs des grands magasins de cosmétique Arbat Prestige trônent des portraits de Joseph Staline. Propriétaire de cette chaîne de magasins en plein développement, Vladimír Nekrasov a rassemblé plus de 2 000 tableaux russes destinés à orner les murs de son empire. Il aurait même inscrit ses grands magasins au registre du commerce en tant que musées. Le dernier en date arbore ainsi fièrement près de 400 tableaux dont des portraits de Staline, mais aussi des tableaux historiques célébrant le 60e anniversaire de la bataille de Stalingrad, des portraits de célébrités du pays – de Nikita Khrouchtchev à Youri Gagarine en passant par un portrait de Maxime Gorki qui domine les rayons dédiés aux couches-culottes –, des scènes religieuses ainsi que des odes impressionnistes à la gloire de l’industrie soviétique.

La collectionnite aiguë de Vladimír Nekrasov ne se limite pas à ses centres commerciaux. Il y a quelques années, il s’est offert la collection d’Abram Chudnovsky, un physicien de Saint-Pétersbourg grand amateur d’art russe du XXe siècle, pour une somme qu’il refuse de dévoiler. Un nouveau magasin devrait bientôt exposer cet ensemble, qui occupe aujourd’hui les murs de sa résidence privée. Abram Chudnovsky et George Kostaki étaient des collectionneurs privés légendaires dont la passion provoquait le mécontentement de l’État soviétique, farouchement opposé à la propriété artistique individuelle et considérant l’avant-garde comme idéologiquement suspecte. Vladimír Nekrasov a étoffé cet ensemble de deux tableaux de Marc Chagall de la période Vitebsk, dont les Amants en rose, ainsi que de la Vendeuse de fleurs, de Kasimir Malévitch. Il se targue aussi de posséder des artistes du “Valet de carreau”, le célèbre groupe fondé par Pyotr Konchalovsky en 1910. Ses principaux artistes, Natalya Goncharova, Mikhail Larionov, Aristarkh Lentulov et Ilya Mashkov trouvaient leur inspiration dans l’art de Cézanne. Malgré les spéculations des marchands d’art, Vladimír Nekrasov nie toute aspiration à vendre cette collection  : “Si j’avais véritablement l’intention de vendre, cela changerait totalement la donne du marché de l’art à Moscou. Je n’ai pas cette volonté, mais personne ne devrait prédire l’avenir.”

L’apparition de la collection Chudnovsky sur le marché provoquerait en effet une grande effervescence : les tableaux de qualité se font rares, la plupart partant soit dans les musées soit à l’étranger. La circulation de faux pose également de sérieux problèmes. Moscou regorge de galeries, le récent “Antique Salon” (foire d’art) a attiré les foules, des revues de luxe axées sur l’art font leur apparition et le marché de l’art, bien que souffrant d’un manque de règles, est en pleine expansion. Les personnes les plus aisées investissent tout juste dans l’art et, si beaucoup de fortunes sont d’origine douteuse et restent soigneusement dissimulées à l’administration fiscale, quelques entrepreneurs, tel Vladimír Nekrasov, sont suffisamment confiants pour exposer l’ensemble de leurs biens au grand jour. À l’instar de nombreux collectionneurs, Pyotr Aven, un ancien ministre aujourd’hui à la présidence de la Banque Alfa, a même l’intention d’ouvrir son propre musée. Beaucoup de collections d’entreprise, dont la plupart furent constituées par le biais du blanchiment d’argent, ont péché dans un passé récent par leur piètre qualité et ont dû être vendues suite à la crise financière de 1998. Selon Leonid Shishkin, galeriste à Moscou, la moitié du marché des tableaux anciens repose sur des cadeaux : “Cadeaux d’entreprise, cadeaux aux amis, pots-de-vin aux officiels. Les gens peuvent à tout moment décrocher un tableau du mur et le vendre à une galerie pour 50 000 euros.” Comme dans tous les aspects de la vie en Russie, le spectre du passé semble aller à l’encontre de la promesse de jours meilleurs.

Les nouvelles collections russes
D’après les experts, la moitié des acquisitions d’art russe de haute qualité se fait en Russie, et l’autre moitié à l’étranger. La Russie taxe les importations d’art à hauteur de 20 %, une charge additionnelle qui donne à réfléchir même aux plus fortunés. En d’autres termes, nombreuses sont les œuvres qui demeurent dans les résidences des acheteurs, à Londres ou sur la Côte d’Azur. L’art soviétique peut néanmoins facilement être exporté hors de Russie et vendu jusqu’à quatre fois plus cher aux États-Unis, où la demande est forte. Le ministère de la Culture russe s’oppose toutefois à l’exportation de tableaux de plus de cinquante ans sans autorisation spéciale, et les œuvres interdites d’exportation se vendent en Russie à un moindre prix. Un cas notable fut celui de la mise en vente, en 2002, du Carré noir de Kasimir Malévitch. Vladimir O. Potanin, à la tête du groupe industriel Interros, a acheté le tableau un million de dollars après que le ministère de la Culture avait ordonné le retrait de l’œuvre de la vente et demandé à ce qu’elle intègre un musée situé sur le territoire national. Vladimir O. Potanin, membre du conseil de la Fondation Solomon R. Guggenheim, a pu l’acheter en échange de sa promesse de la destiner au Musée de l’Ermitage, dont il est l’un des principaux mécènes.

Très apprécié des collectionneurs russes, le groupe du “Valet de carreau” dominait l’exposition “Les nouvelles collections russes”, organisée dernièrement par Marina Loshak, directrice du Centre des arts de Moscou. La manifestation exposait les acquisitions réalisées en 2002, et son titre faisait allusion au terme russe qui désigne les nouveaux riches. Ces récentes fortunes font bâtir de prestigieuses résidences à la campagne, aux abords de Moscou, et aspirent à un certain esthétisme aristocratique. Marina Loshak  estime un tableau de Mikhail Larionov autour de 200 000 à 250 000 dollars. Elle prévoit d’organiser une exposition par an autour d’acquisitions de collectionneurs privés. Sur les douze présents cette année, seuls trois ont  dévoilé leur identité.

Leonid Shishkin, dont la galerie éponyme fut la première à ouvrir dans le pays, en 1989, règne sur les galeries d’art plus “classiques” en proposant de l’art prérévolutionnaire, soviétique et d’avant-garde, et plus particulièrement des scènes impressionnistes. Selon lui, les Russes à l’étranger peuvent débourser jusqu’à un million de dollars pour les meilleurs artistes du groupe du “Valet de carreau”, comme Natalya Goncharova ou Mikhail Larionov. En 1999, il avait entrepris d’organiser quatre ventes aux enchères d’art soviétique par an ; depuis cette année, elles ont lieu tous les mois. Si, au début des années 1990, aucun de ses clients n’était russe, ils représentent aujourd’hui le tiers de sa clientèle et ne s’embarrassent pas pour emporter régulièrement des lots face aux acheteurs étrangers. Les Russes de classe moyenne, qui se sont remis du krach financier de 1998, repartent avec des œuvres entre 200 et 5 000 dollars. La demande pour les lots de valeur moyenne – entre 50 000 et 80 000 dollars – se maintient, mais les œuvres se font rares et leurs prix augmentent. Les importants tableaux soviétiques qui ne sont pas passés en vente publique sont vendus de gré à gré, pour des sommes atteignant 100 000 dollars, souvent payées en liquide. Les représentations de Joseph Staline plaisent particulièrement aux hommes d’affaires...

Le marché bénéficie également de nombreuses foires. En mars, la foire “Antique Salon” a battu des records. Quelque 200 galeries y ont exposé. La maison de ventes Gelos a célébré son 15e anniversaire avec une première : une vente retransmise à la foire d’où les acheteurs pouvaient enchérir. Un tableau de Konstantin Korovin s’est vendu 100 000 dollars, mais laisse certains perplexes quant à son authenticité. Les marines d’Ivan Aivazovsky et les scènes boisées d’Ivan Shishkin dominent le marché du XIXe siècle. Selon Leonid Shishkin, les marines d’Aivazovsky peuvent atteindre 600 000 dollars, bien au-delà de leur estimation en Occident.

Art-Manezh, la principale foire d’art contemporain, a presque doublé ses ventes avec un total de 900 000 dollars. Vladimir Ovcharenko, propriétaire de Regina, l’une des meilleures galeries d’art contemporain de la ville, participe à la gestion d’Art-Manezh. Son stand a réalisé un chiffre d’affaires de 70 000 dollars, avec entre autres des motos en mousse pop art de l’artiste Sergey Shekhovtsov. Les visions pop art du réalisme socialiste par Dubosarsky et Vinogradov se vendent entre 5 000 et 30 000 dollars, les photographies d’Oleg Kulik entre 5 000 et 15 000 dollars et celles de Sergey Bratkov se négocient entre 2 000 et 10 000 dollars.
Parmi les milliardaires de Russie, aucun selon Vladimir Ovcharenko n’est collectionneur d’art moderne. Les choses pourraient néanmoins bientôt changer : “Un entrepreneur dit qu’il souhaite créer une collection d’art moderne pour 2 ou 3 millions de dollars ; ce n’est pas beaucoup d’argent pour eux, mais beaucoup pour notre marché. Après le premier, un deuxième arrivera en disant : J’ai encore plus d’argent. Nous attendons ce jour.”

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°168 du 4 avril 2003, avec le titre suivant : Le réveil du marché russe

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