Artisanat d'art

ART CONTEMPORAIN

Le nouvel attrait du verre

Par Anne-Cécile Sanchez · Le Journal des Arts

Le 8 juin 2021 - 1062 mots

FRANCE

Cet antique matériau de synthèse est de plus en plus prisé des artistes qui collaborent avec des maîtres verriers pour en explorer les possibilités et inventer de nouvelles formes.

Wu Tsang, Sustained Glass, 2019, vue de l'exposition « Visionary Company » à Lafayette Anticipations, Fondation des Galeries Lafayette, Paris. © Photo Pierre Antoine
Wu Tsang, Sustained Glass, 2019, vue de l'exposition « Visionary Company » à Lafayette Anticipations, Fondation des Galeries Lafayette, Paris.
© Photo Pierre Antoine

En ouverture de son solo à la Fondation Lafayette Anticipations, l’artiste Wu Tsang présentait une pièce maîtresse, The show is over (2020), un film mêlant danse, improvisations musicales et poésie. Mais au cœur de cette exposition, éclairée par la lumière naturelle et suspendue à des filins métalliques, sa sculpture Sustained Glass (2019), dans son hiératisme, retenait tout autant l’attention du visiteur. Constituée de trois vitres aux tonalités bleutées dépolies à l’acide, où se déchiffrait un texte comme sur le point de s’effacer, ce triptyque à la verticale, entre panneaux sacrés et écrans d’affichage numérique, fascinait par la transparence de sa matière et son opacité de palimpseste. C’est l’une des œuvres qui confirme ces temps-ci la présence récurrente du verre dans l’art contemporain. Ampoules encapsulant les cendres des incendies de Californie pour la série « Air de L.A. » (2020), de David Horvitz ; « Water Columns » denses et translucides d’Irene Kopelman à la galerie Jocelyn Wolff (Romainville, [1]) ; sculptures limpides de Michele Ciacciofera pour son installation The Density of the Transparent Wind II au Musée de Rochechouart (exposition « Sans commencement et sans fin », jusqu’au 13 septembre) ; étranges totems évidés, partiellement emplis d’alcool, d’Andra Ursuta pour son exposition « Void Fill », reportée à la rentrée de septembre, chez David Zwirner à Paris… Le matériau est parfois aussi associé à d’autres composants, par exemple à des minéraux, chez Hugo Deverchère, pour son projet « La Isla de las siete ciudades », qui s’est achevée le 10 avril à la Galerie Sator (Romainville), ou chez Rachel Rose, pour ses sculptures ovoïdes hybrides « Borns » (2019).

« Il y a un “moment verre” », confirme Stanislas Colodiet, conservateur du patrimoine nommé en septembre 2019 à la direction du Cirva, le Centre international de recherche sur le verre et les arts plastiques à Marseille. « On assiste depuis quelques années à une réévaluation du vocabulaire, des techniques et de l’esthétique des arts décoratifs. La céramique a fait son grand retour, puis cela a été le cas des textiles ; la réappropriation du verre par les plasticiens s’inscrit dans ce mouvement. » Avec une particularité : il faut être initié à son processus de fabrication, ce qui implique d’avoir accès à un atelier et de collaborer avec un maître verrier. « Le verre plat, industriel, a longtemps été la seule dimension exploitée par les artistes, que l’on pense au “Grand Verre” de Marcel Duchamp ou aux sculptures minimalistes de Larry Bell », souligne Stanislas Colodiet. Ce particularisme induit une certaine distance. En 2018, Anri Sala filmait ainsi le façonnage artisanal de la matière dans une usine de verre à vin (Slip of the Line), la caméra détaillant les étapes successives menant d’un substrat incandescent informe à des objets parfaits.

« Les possibilités infinies »

Les partenariats entre artistes contemporains et souffleurs sont relativement récents. Le Cirva, nouveau modèle de manufacture, créé en 1983, a pour vocation de les encourager. Il a ainsi accueilli quelque 250 artistes et permis la réalisation d’environ 800 œuvres. Jean-Michel Othoniel, parmi les tout premiers, y explora les qualités ornementales de ce qui est devenu son médium de prédilection. Mais on voit aujourd’hui une artiste comme Tamar Hirschfeld s’attacher à la confection passionnée d’objets étranges, « chargés de sens et divertissants », ou Mathieu Mercier y concevoir sur une intuition une forme, entre goutte d’eau et niveau à bulle, qui fera cette année office de trophée pour la remise du prix « 1 immeuble, 1 œuvre ». Dans le Nord, à Sars-Poteries, le MusVerre, s’il n’ouvre son atelier pour sa part qu’aux spécialistes, constate l’engouement des plasticiens, de plus en plus nombreux à candidater ou à vouloir visiter les collections du musée. « Les possibilités du verre sont infinies, explique Éléonore Peretti, la directrice de l’établissement culturel. Il peut présenter un aspect poli à l’extrême ou rugueux, selon son traitement, par soufflage, moulage, thermoformage… On peut également le peindre, le graver au chalumeau… »

Ces multiples ressources suscitent aussi une curiosité. Bertrand Dezoteux, venu pour une brève résidence à la Fondation d’entreprise Martell (Cognac) afin d’en utiliser l’imprimante 3D dernier cri, s’est finalement installé dans l’atelier verre du lieu. Il y a conçu une série de sculptures en lien avec sa vidéo numérique Endymion, présentée à la Fondation Pernod Ricard dans le cadre de l’exposition « Le juste prix » (jusqu’au 12 juin, lire page 10), dont il est le commissaire. Les gestes, la température, le vocabulaire de l’atelier l’ont fasciné. « Il y a là une poésie très forte, et des règles qui pourraient paraître absurdes, surréalistes, telles que : “Le bleu est une couleur molle”. J’ai longuement observé ce ballet, je peignais, de temps en temps je tenais la canne. » Au final, l’expérience a été bien plus intense, et inspirante, que prévu. Elle a confirmé pour l’artiste ses affinités avec la matière, les textures. Sans compter que le verre, chimiquement, est une structure liquide, cette particularité entretenant quelques fantasmes : on prétend ainsi que les vitraux des abbayes ne cessent de couler, devenant à travers les siècles « plus épais à leur base », croit savoir Bertrand Dezoteux. « Cela n’a jamais été prouvé scientifiquement et c’est assez improbable », tempère Stanislas Colodiet. Reste la mystique d’une matière forgée par le feu, animée par le souffle, symboliquement évocatrice des métamorphoses et des transmutations de la vie.

On peut aussi relier cette conception à une sensibilité très actuelle pour les « utopies et dystopies de la transparence », relèvait Emmanuel Alloa, professeur d’esthétique et de philosophie de l’art, lors de sa conférence (le 10 avril) à l’Académie des savoir-faire d’Hermès consacrée, cette année, au verre. Mirages de la transparence matérialisés par le cube géant servant de sas à l’Apple Store situé sur la 5e Avenue de New York, métaphore architecturale des promesses controversées de l’entreprise vis-à-vis de ses usagers. Ces significations paradoxales désignent le verre comme un matériau parfaitement contemporain. De plus en plus prisé, d’ailleurs, pour sa complexité. Ainsi des sculptures d’Andra Ursuta, qui combinent la tradition de la fonte au sable et les technologies de pointe, une production qui confère à ces pièces fragiles une valeur de rareté sur le marché. Ce processus de fabrication complexe vient en effet rappeler, à l’heure où les images circulent à une vitesse exponentielle, le prix tangible du facteur temps.

1. Du 30 mai au 31 juillet dans l’exposition collective « Quaternary Unfolded 2.0 », .

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°568 du 28 mai 2021, avec le titre suivant : Le nouvel attrait du verre

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