Le marché russe nourrit espoir et fantasme

Par Roxana Azimi · L'ŒIL

Le 1 avril 2005 - 1306 mots

Le marché russe n’en finit pas d’attiser fantasmes et convoitises. Si les collectionneurs russes font les beaux jours des salles des ventes européennes, le marché intérieur reste encore embryonnaire et fragmenté.

La Russie cumule les atouts dont peuvent rêver les marchands d’art : un passé culturel solide, une croissance économique soutenue malgré la fragilité des structures économiques du pays. D’après le magazine Forbes, la concentration de grandes fortunes à Moscou talonne de près New York. Si la Grande Pomme compte quarante milliardaires, Moscou peut se targuer de vingt-trois élus. Paris n’en accueillerait que onze d’après le magazine américain... Les professionnels européens et américains peuvent aussi compter sur une certaine virginité du marché russe. Malgré un vivier d’amateurs avides, le pays ne compte que peu de galeries spécialisées dans l’art du xixe siècle. « Dans les ventes, les marchands russes agissent le plus souvent comme agent. Peu achètent pour se constituer un stock sur le long terme », remarque Alexis de Tiesenhausen, spécialiste de Christie’s. Moscou commence à se doter de marchands spécialisés dans l’école de Paris. Le bond de 30 % des prix de Lanskoy est dû à l’opération spéculative menée par la Moscovite Art Gallery (Natalia Kournikova), très active lors de la vente Louis Carré en décembre 2002.

Un petit air de brocante
Malgré une fièvre immobilière dont témoignent les nombreuses résidences aux proportions pharaoniques, il n’existe pas pour le moment en Russie de marché intérieur d’antiquités. Tout juste peut-on citer la maison Guelos – que certains soupçonnent d’appartenir au KGB – qui fait aussi bien office de galerie que de salle de ventes ainsi que trois salons locaux plus proches de la brocante que de l’antiquité. « Il est très difficile de faire un décor même classique russe. Les vitrines des marchands sont remplies de fatras », convient le marchand franco-russe André Golovanov. Ce dernier avait tenté pendant un an l’expérience d’un centre commercial d’antiquaires, près du quartier chic du Goum à Moscou. « À Moscou, les antiquaires ne veulent pas se mettre ensemble. S’il y avait eu dix antiquaires en même temps, ça aurait créé un centre. Mais ils sont venus les uns après les autres et nous n’avons jamais été plus de trois en même temps. C’était un lieu central, en plein quartier administratif, mais les riches n’y allaient pas », remarque le marchand. En l’absence de concurrents directs, cette terra incognita n’en finit pas de nourrir les espoirs et les fantasmes des antiquaires européens anémiés par la désaffection de leur clientèle traditionnelle.

Peu de transactions conclues
On observe en un an un changement sémantique aussi radical qu’éloquent. Les professionnels n’évoquent plus le Far West des oligarques et ont troqué l’appellation de « nouveaux Russes prédateurs » pour celle de « collectionneurs éduqués et sélectifs ». L’opération de séduction est en marche ! Convaincu que la Russie est, avec Shanghai, le marché de l’avenir, le tycoon suisse des transports artistiques, Yves Bouvier, a lancé en juin 2004 le premier vrai Salon des antiquaires de Moscou baptisé le Moscow World Fine Art Fair. Superbement agencée par le décorateur Patrick Hourcade, la manifestation fut accueillie par un grand succès d’estime et une foule de visiteurs. Certains avaient mis les petits plats dans les grands comme le galeriste genevois Jan Krugier qui avait amené un Portrait d’Olga Khokhlova par Picasso pour 60 millions de dollars. Beaucoup de professionnels avaient misé sur l’Empire et les lignes droites Louis XVI. Certains comptaient sur l’intérêt de Victor Baturin, beau-frère du maire de Moscou, qui a remporté les plus gros lots dans les ventes napo­léoniennes de Fontainebleau.
« La marchandise présentée par les grands antiquaires était à côté de la plaque, observe de son côté André Golovanov. Je ne connais aucun Russe riche qui voudrait vivre dans une ambiance xviiie français. Ils n’envisagent pas de se plier à la discipline du décor. » « Les Russes apprécient le xviiie siècle, mais ne comprennent pas les prix de cette période », module la décoratrice française Brigitte Saby, installée depuis dix ans à Moscou. Méfiants, les clients potentiels ont rechigné à laisser leurs cartes de visite aux antiquaires. « Dans la mentalité, ils s’intéressent à l’art non russe. Dans les achats, pas encore. Le passage à l’acte prendra peut-être deux à trois ans, mais j’ai eu un accueil plus gratifiant là-bas qu’ici », remarque le marchand Franck Laigneau. Peu de transactions ont vraiment été conclues sur ou après le salon. Un tableau représentant une scène napoléonienne par
De Groux, négocié sur le stand de Franck Laigneau, n’avait toujours pas reçu de paiement huit mois après le premier contact. « Notre salon a permis de distinguer la qualité par rapport aux trois autres salons qui existaient jusqu’à présent. Ils ont fait la différence entre antiquaire et brocanteur. C’est clair que ce n’est pas l’Eldorado. Il faudra entre trois et cinq ans pour qu’ils s’accoutument aux prix et aux méthodes de travail. Jusqu’à présent le commerce des antiquités se faisait de la main à la main », rappelle Yves Bouvier.

Capter et éduquer le marché
Yves Bouvier, qui a depuis créé une société d’emballage et de conditionnement à Moscou, ne compte pas s’arrêter en chemin.
La seconde édition du salon devrait prendre ses quartiers du 20 au 26 septembre au Manège, grand bâtiment incendié l’été dernier. « On veut obtenir le droit de vendre sur place, dans la législation de l’admission temporaire. On essaye d’avoir une dérogation pour assouplir la législation de sorte que l’espace où se tiendra le salon soit considéré comme un lieu sous douane », remarque Yves Bouvier.
En effet, en juin 2004 lors de la Foire de Moscou, les marchands n’avaient pas eu le droit de vendre sur place et avaient été dans l’obligation de renvoyer la marchandise dans des ports francs, à Genève ou Helsinki pour y faire les transactions. Divisé en deux halls, le salon accueillera d’un côté les antiquaires, de l’autre les joailliers.

Des initiatives très diverses
Le Genevois hyperactif a aussi déniché un palais mos­covite qui servira d’espace d’expositions temporaires ouvert toute l’année aux marchands. Il convoite aussi un autre palais pour héberger un club culturel. D’une certaine façon, Yves Bouvier a raison de battre le fer tant qu’il est chaud. « Les Russes, il faut les prendre tout de suite, demain ils peuvent changer d’avis. C’est lié à notre histoire. On ne sait pas de quoi sera fait demain », remarque la consultante russe Gala Coulot. Les revers de fortune sont d’ailleurs fréquents, comme le prouve la situation de Mikhail Khodorkovsky, ancien propriétaire de la firme Yukos, mécène de son pays et toujours emprisonné. Si le salon a séduit des antiquaires européens, le Français Hervé Aaron préfère jouer une autre carte. Avec le marchand américain Richard Feigen, ce dernier a ouvert à Londres en novembre dernier une galerie pour « capter et éduquer le marché russe ». D’autres ont manifesté des velléités de salon consacré
au design du xxe siècle. Mais l’Art déco n’étant pas considéré comme « œuvre d’art », les pièces importées sont soumises à des droits de douanes de 30 % venant s’ajouter à la TVA à l’importation de 18 %. Les années 1950 de Prouvé à Perriand s’insinuent encore difficilement dans un goût général baroque et opulent hérité de l’art religieux orthodoxe. Mais une jeune génération aisée se tourne de plus en plus vers les années 1950 inspirées du constructivisme russe et lorgne aussi vers le design contemporain.

Foire et galeries d’art contemporain - Foire d’art contemporain, Moscou, tél. 00 7 095 238 4768/238 4500, www.expopark.ru, 24-29 mai. - Aidan Gallery, 1st Tverskaya-Yamskaya Str. 22, 125047 Moscou, tél. 7 095 251 3734, www.aidan-gallery.ru - Krokin Gallery, Bolshaya Polyanka Street 15, 119180 Moscou, tél. 7 095 959 01 41, www.krokingallery.com - Guelman, 7 /7 Malaya Polyanka Street, 119180 Moscou, tél. 7 095 23 88 492, www.guelman.ru - XL Gallery, Podkolokolny per. 16/2 Moscow 109028 Moscou, tél. 7 095 91 78 508. Salons - XIX Russian Antique Salon, www.antiquesalon.ru, 22-30 octobre. - Fifty years of Soviet Art, www.antiquesalon.ru, 10-18 décembre. - Moscow World Fine Art Fair, Le Manège, place Manezhskaya, 20-26 septembre.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°568 du 1 avril 2005, avec le titre suivant : Le marché russe nourrit espoir et fantasme

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