États-Unis - Justice

Le marché américain au crible de la Justice

Le Département anti-trust de New York mène une enquête sur les ventes publiques

Par Jason Edward Kaufman · Le Journal des Arts

Le 4 juillet 1997 - 1531 mots

À la fin du mois d’avril, le ministère de la Justice américain a ordonné une enquête sur la pratique des ventes aux enchères et mis en demeure les maisons de vente Christie’s et Sotheby’s, ainsi que plus de vingt-cinq marchands d’art new-yorkais, de fournir tous les documents relatifs à leurs activités des cinq dernières années.

NEW YORK - Les marchands sont considérés comme la cible principale de cette enquête. Toutefois, The Art Newspaper a appris que le ministère de la Justice s’intéressait également de près aux pratiques anti-concurrentielles qui régneraient dans le domaine des ventes aux enchères. D’après des sources sérieuses, il s’agit d’une double enquête : d’une part, sur l’existence d’un accord entre Christie’s et Sotheby’s pour fixer le montant de la commission du vendeur et celle de l’acheteur, et d’autre part, sur une éventuelle entente entre marchands pour ne pas enchérir l’un contre l’autre. Selon l’article 1 du Sherman Anti-Trust Act de 1890, une telle pratique est répréhensible : sont illégaux "tous contrats, associations et conspirations restreignant le commerce, ainsi que tous les monopoles". Le ministère de la Justice refuse de donner des détails sur la procédure en cours, mais un porte-parole, Gina Talamona, confirme que le département anti-trust de New York enquête sur "l’existence éventuelle de pratiques anti-concurentielles dans le domaine des ventes aux enchères". Le ministère de la Justice n’a pas révélé la liste des marchands assignés à comparaître, mais selon The Art Newspaper, se trouveraient parmi eux William Acqua­vella, Colnaghi, Simon Dickinson, Richard Feigen, Robert Habolt, Hirschl & Adler, les Ken­nedy Galleries, Knoedler & Co, Otto Naumann, les Newhouse Galleries, PaceWildenstein, Salan­der O’Reil­ly et Herman Shickman. Il a été demandé à chacun de produire toutes les pièces comptables, la correspondance, les notes de téléphone ainsi que tout document relatif à leurs communications avec d’autres marchands ou à tout achat effectué en vente publique au cours des cinq dernières années.

Concertation entre marchands
Le ministère de la Justice se penche particulièrement sur les achats à risques partagés. Au sommet du marché, où les prix atteignent parfois des millions de dollars, certains marchands s’unis­sent pour partager les risques financiers et les possibilités de vente. Ces entreprises à risques partagés sont légales, car elles augmentent la concurrence dans les salles des ventes en permettant des offres qu’aucune des parties ne pourrait ou ne se risquerait à faire seule. Mais selon le Sherman Act, la concertation entre marchands dans le seul but de faire baisser le prix de vente d’une œuvre est illégale, la violation la plus simple  consistant pour un marchand à en payer un autre pour qu’il n’enchérisse pas, une pratique qui semble extrêmement rare, sinon inexistante. Le marchand new-yorkais James Goodman, président de l’Art Dealers Association of America, affirme : "Au cours de mes trente-cinq ans de métier, jamais personne ne m’a proposé de l’argent pour ne pas enchérir". Jill Newhouse, ancienne présidente des Private Art Dealers of America, déclare n’avoir jamais entendu parler de tels accords. Et le marchand Richard Gray confime : "Je n’ai jamais connu personne qui ait reçu de l’argent pour ne pas enchérir. Cela n’arrive pas".

Une autre violation, plus grave, du Sherman Act serait l’entente entre plusieurs marchands afin de bloquer la montée des enchères et d’obtenir les pièces au prix le plus bas, la coalition des marchands organisant ensuite une vente privée – dite vente "knock-out" – et se partageant probablement la différence entre la somme payée en vente publique et le prix réalisé lors du "knock-out". À première vue, il peut sembler difficile de comprendre en quoi ces enchères groupées posent un problème au gouvernement. Essayer d’obtenir une œuvre au prix le plus bas semble une pratique commerciale tout à fait légitime. Le vendeur reste en effet protégé de manipulations plus importantes par le prix de réserve, fixé par la maison de vente, au-dessous duquel l’œuvre ne peut être vendue. En outre, lors d’une vente aux enchères publiques, n’importe qui peut enchérir contre la coalition des marchands. Néanmoins, ces manœuvres sont illégales parce qu’elles nuisent à la concurrence entre acheteurs qui, sans ces regroupements, enchériraient les uns contre les autres. Si la coalition atteint son objectif, le vendeur obtient un prix artificiellement bas, la maison de vente une commission plus faible, et l’enchère enregistrée ne reflète pas la véritable valeur marchande de l’œuvre acquise.

Sur les traces des maisons de vente
Selon Richard Steuer, avocat new-yorkais et spécialiste de la loi anti-trust au cabinet Kaye Scholer, le gouvernement a déjà mené une enquête sur la manipulation des enchères dans le domaine des machines d’occasion. "Cette enquête (sur les ventes aux enchères d’objets d’art) se présente de la même façon que les précédentes". Celles-ci ont été, selon lui, déclenchées par des accords passés entre enchérisseurs pour des contrats gouvernementaux. Il existe plusieurs façons d’appliquer les pénalités, en se basant sur le préjudice subi par la victime, ou sur le bénéfice réalisé par les "conspirateurs", dont le montant peut être triplé sous la réglementation anti-trust. La violation du Sherman Act peut également être punie d’une peine de prison, mais jusqu’ici, les litiges ont été réglés à l’amiable en dehors des tribunaux. À New York, il y a eu plusieurs cas de manipulations mineures des enchères dans des ventes de numismatique et d’antiquités. Ainsi, en 1991, les antiquaires Bernard & S. Dean Levy ont dû payer une amende de 100 000 dollars.

Mais les marchands d’art nient l’existence de ces ma­nœuvres dans les grandes maisons de vente aux enchères de Manhattan. Selon eux, les "knock out" sont impossibles aujourd’hui, sur un marché international très sophistiqué où tout se sait et où la concurrence est rude. Cependant, les coalitions entre marchands restent peu claires. Toutes ont pour but apparent d’affaiblir la concurrence. Sur quelles base le Tribunal jugera-t-il qu’une entreprise à risques partagés est une technique commerciale acceptable, et non une manœuvre illégale pour obtenir une œuvre à bas prix ? Pour ce marchand installé de longue date à New York, "il n’y a rien de répréhensible à ce que cinq ou six marchands s’unissent pour acheter une pièce en commun. Pourquoi n’essayeraient-ils pas d’obtenir le meilleur prix ?" Il ajoute cependant : "Cela ne veut pas dire que deux marchands qui se sont alliés pour acheter une œuvre ne la revendront pas ensuite dans une vente knock-out. Cela arrive". Beaucoup de marchands regrettent que l’attention se porte sur eux plutôt que sur les maisons de vente qui, selon eux, ont une conduite bien plus suspecte. Mais malgré certaines informations parues dans la presse, les enquêteurs sont également sur la trace des maisons de vente. Le ministère de la Justice a demandé à Christie’s et Sotheby’s de produire toutes leurs archives des cinq dernières années ayant trait à la commission de l’acheteur, à celle du vendeur et aux autres conditions de vente, ainsi que toute communication à ce sujet avec d’autres maisons. Il s’agit de déterminer si ces sociétés se sont entendues pour faire passer la commission de l’acheteur de 10 à 15 % jusqu’à 50 000 dollars, et à 10 % au-delà, et fixer pour la commission du vendeur des barèmes dégressifs non négociables quasiment identiques.

Concordance des taux
Ces changements, intervenus en parallèle à quelques semaines d’intervalle, laisseraient penser que les deux maisons de vente se sont concertées. Est-ce une coïncidence si, un mois après l’annonce par Sotheby’s d’une modification de la commission de l’acheteur en novembre 1992, applicable en janvier 1993, Christie’s a fait de même, avec application en mars 1993 ? Le directeur Christopher Davidge expliquait à l’époque : "Je ne veux pas créer une situation où nous ne serions plus compétitifs ". Aucune des deux sociétés n’a fait de commentaires sur l’enquête menée par le ministère de la Justice, et chacune affirmera sans doute que ses ajustements de taux ont été adoptés indépendamment de sa concurrente. Un porte-parole de chez Christie’s déclare d’ailleurs : "Nous établissons notre politique de taux en fonction des conditions du marché, de façon à satisfaire au mieux les clients de Christie’s et  ses actionnaires. La détermination de ces taux est confidentielle."
Les maisons de vente avaient déjà été déstabilisées au début de l’année par l’émission de Peter Watson à la télévison britannique et la publication de son livre, où elles étaient accusées de contrebande et autres activités illégales. La British Antique Dealers’ Association et l’Association of Art and Antique Dealers demandent une réforme des maisons de vente aux enchères.

En février, Sotheby’s a formé un comité interne chargé d’examiner ces questions et fait appel à des conseillers extérieurs indépendants, au Royaume-Uni et aux États-Unis. Au cours du premier trimestre de 1997, la société annonce qu’elle a dépensé 2,5 millions de dollars en honoraires juridiques et autres frais professionnels en rapport avec ce comité. Les marchands devront eux aussi débourser des sommes considérables pour engager des conseillers juridiques et réunir les documents demandés par le ministère de la Justice. M. Steuer indique que les enquêteurs fédéraux pourraient faire bénéficier les sociétés d’une amnistie et traiter avec clémence les premières personnes qui leur fourniront des éléments de preuve sur les ententes, les autres informateurs pouvant bénéficier de l’indulgence du gouvernement en échange de tout nouveau témoignage. "C’est une incitation très forte à la coopération", déclare-t-il.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°41 du 4 juillet 1997, avec le titre suivant : Le marché américain au crible de la Justice

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