L’art moderne se maintient

À New York, succès des ventes d’automne, tests pour le marché

Le Journal des Arts

Le 23 novembre 2001 - 1475 mots

Depuis les attentats du 11 septembre, le marché de l’art retenait son souffle dans l’attente du premier grand test de la saison que constituaient les ventes d’art impressionniste et moderne organisées à New York. Il peut respirer à présent. Le message qu’on lui a envoyé les 5, 6 et 7 novembre était aussi clair et sonore que le coup de marteau de l’auctioneer lors d’une adjudication. Il y a encore beaucoup d’argent disponible dans le pays que les collectionneurs sont prêts à dépenser pour des œuvres d’excellente qualité apparues pour la première fois sur le marché.

New York (de notre correspondante) - La bonne tenue du marché fut confirmée par la vente de la collection Gaffé chez Christie’s. Il a fallu cinq bonnes minutes à Christopher Burge, un vétéran des enchères, pour adjuger la Danseuse espagnole de 1924 de Joan Miró à 8 millions de dollars, après une longue bataille opposant deux clients intervenant au téléphone. Onze acheteurs voulaient Le Moteur (1918) de Fernand Léger et trois d’entre eux ont poussé les enchères à plus de 16 millions de dollars. « J’avais de 20 à 25 noms [ayant donné des ordres] pour chaque lot », déclare M. Burge qui, les bras levés comme un chef d’orchestre, a dirigé les enchères qui fusaient sans cesse de la salle comble. La veille, un phénomène similaire s’était produit chez Phillips, lorsque la collection Hoener avait atteint d’une flèche son estimation haute ; même la collection Smooke, handicapée aux yeux du public par sa garantie élevée, n’a pas fait moins d’un solide total de 86 millions de dollars.

L’autre côté de la médaille, cependant, c’est que le marché rejette impitoyablement les œuvres surestimées, trop souvent exposées ou médiocres. Christie’s avait ajouté un ensemble regroupant divers collectionneurs à la fin de la vente Gaffé et a dû racheter 14 des 28 lots. Seuls quatre d’entre eux ont surpassé leur estimation. Le Bauernhaus mit Birken proposé n’était pas le Klimt décoratif que le marché réclamait et de plus, il partait trop cher à une estimation de 5 à 7 millions de dollars. En fait, les enchères sur ce tableau n’ont pas dépassé 4,6 millions de dollars. Le message que donne également le marché, c’est que l’Impressionnisme pur a de moins en moins la cote, les acheteurs préférant l’audace des lignes et des couleurs des œuvres modernes. Cette situation est renforcée par la médiocrité de la qualité des œuvres : la seule peinture réellement convoitée lors de cette vente était une scène de rue parisienne de Pissarro, pleine d’animation, qui a établi un nouveau record mondial. La sculpture, quant à elle, reste forte et elle est de plus en plus représentée dans les ventes. Ainsi la moitié de la collection Smooke était composée de sculptures et 28 des 38 pièces sont parties au niveau ou au-dessus de leur estimation.

Depuis qu’elle a été achetée par LVMH, en 1999, la troisième maison de vente du monde exaspère ses deux concurrentes et leur porte des coups avec les stratégies dont elle use pour se faire confier des ventes. Cette saison, Phillips a arraché la collection Smooke à ses rivales en promettant une énorme garantie qu’on a dit avoisiner les 185 millions de dollars. Les 72 œuvres ont été mises en vente par les trois fils du couple de collectionneurs de Los Angeles, Nathan et Marion Smooke, qui avaient élaboré un ensemble intelligent d’œuvres d’art françaises et allemandes datant principalement du début du XXe siècle, dont la moitié étaient des sculptures.

Forte garantie pour la collection Smooke
Les tactiques de la firme pour se repositionner comme le nec plus ultra des maisons de vente sont en train de porter leurs fruits, comme en témoigne le très bel ensemble d’art allemand et autrichien mis en vente sans aucune garantie par Stephanie Hoener, veuve du collectionneur allemand Diethelm Hoener, qui avait décidé d’accorder la vente à Phillips. La collection a été vendue dans l’élégant et nouveau siège de Phillips, admirablement situé au centre de Manhattan et entouré des boutiques d’articles de luxe qui sont le pain quotidien de LVMH. La vente a été un franc succès, atteignant sept records pour de nouveaux artistes et faisant 13,8 millions de dollars avec 99 % de lots vendus. James Roundell, de la société Dickinson et Roundell établie à Londres et à New York, a enlevé le lot de couverture du catalogue, le flamboyant Die Lesende (1911) de Karl Schmidt-Rottluff, à 3,9 millions de dollars (estimé entre 1,8 et 2,5 millions de dollars). La Neue Galerie de New York, qui vient d’ouvrir ses portes, a acheté deux George Grosz sur papier. James Roundell a aussi fait l’acquisition du pittoresque Geteerte Kähne (1909) de Max Pechstein pour 596 500 dollars, bien au-dessus de son estimation haute de 350 000 dollars.

Le soir, fortifié par le succès de la collection Hoener, Simon de Pury est monté à la tribune pour la très attendue vente Smooke (lire p. 28). La salle était comble et le public débordait dans deux pièces de l’étage supérieur, écartant de l’événement des collectionneurs importants comme Ronald Lauder (fondateur de la Neue Galerie) et Steve Wynn, propriétaire d’ensembles hôteliers à Las Vegas. Il était attendu entre 80 et 115 millions de dollars de cette vente. Elle a finalement réalisé 86 millions de dollars. Même si cela signifie une énorme perte pour la firme, on ne peut y voir un échec de la vente, qui a montré que le marché était aussi sain que solide. Seuls cinq lots ont été ravalés et certaines œuvres ont atteint des prix très forts. Quelque 47 des 72 lots proposés ont atteint ou dépassé leur estimation et le prix le plus élevé a été atteint par Maison de banlieue avec lessive, de Egon Schiele, peint un an avant sa mort. Ce tableau a obtenu 9,9 millions de dollars (pour une estimation de 8 à 12 millions de dollars). Le seul grand échec de la vente a été celui de la Petite danseuse de quatorze ans de Degas, estimée entre 8 et 12 millions de dollars.

La salle des ventes de Christie’s sur Rockefeller Square était pleine à craquer pour sa vente principale organisée le 6 novembre. L’attraction de la journée était la collection Gaffé, un ensemble de 25 œuvres du début du siècle rassemblé par un industriel belge et ami des surréalistes, René Gaffé.

La vente Gaffé pulvérise son estimation
L’histoire de cette vente est fascinante car la veuve de René Gaffé, morte l’an dernier, avait légué à l’Unicef le futur produit de la vente de la collection qui présentait beaucoup d’atouts : les œuvres étaient nouvelles sur le marché (la plupart n’étaient jamais apparues en salle des ventes), d’excellente qualité, et elles étaient liées au nom d’un collectionneur passionné. Elles ont été proposées sans prix de réserve bien que ce dernier point se soit rapidement révélé inutile. La salle s’est enflammée dès le premier lot, l’auctioneer Christopher Burge parvenant parfois difficilement à suivre les enchères bombardées provenant simultanément des téléphones, de la salle et d’ordres écrits. Toutes les œuvres de Gaffé se sont vendues, y compris deux Renoir de faible qualité, peu en rapport avec le ton moderniste du reste. Trois nouveaux records du monde ont été atteints. Le Moteur (1918), une œuvre complexe et audacieuse de Fernand Léger, s’est propulsée au-delà de son estimation de 4 à 6 millions de dollars pour atteindre les 16,7 millions de dollars que proposait un enchérisseur privé au téléphone ; le Portrait de Mme K de Joan Miró, peint durant les riches années du Surréalisme, a atteint 12,6 millions de dollars et une sculpture de Picasso puissamment cubiste, Tête de femme (Fernande), a été enlevée à 4,9 millions de dollars par Henry Neville, de la société des marchands londoniens Maletts, pour un collectionneur privé américain. L’autre œuvre importante de Miró, la Danseuse espagnole (1924), a fait 8,9 millions de dollars après une bataille incroyablement longue et tendue entre deux enchérisseurs par téléphone. À la fin de la vente de la collection Gaffé, l’Unicef avait gagné 73 millions de dollars, une somme dépassant de beaucoup les 40 millions de dollars prévus. Après ce véritable feu d’artifice, le reste de la vente a été terne, culminant avec 7,5 millions de dollars pour le bronze de Matisse, Les Deux Négresses, bien en deçà des 8 à 12 millions de dollars espérés. Cinq des lots furent identifiés comme portant des garanties. Tous se sont vendus.

Sotheby’s moins brillant
Sotheby’s est le perdant de cette grande bataille de l’automne. La firme n’avait pas de collection importante à proposer. De plus, un vendeur nerveux avait repris l’un des meilleurs lots, Jeune femme aux cheveux roux (peint en 1919), de Modigliani, qui avait été estimé entre 5 et 7 millions de dollars. Le résultat fut une vente sans éclat qui n’a rapporté qu’un peu plus de 33 millions de dollars. Néanmoins, un nouveau record a été atteint pour un Pissarro, lorsqu’une vue animée de Paris, La Rue Saint-Lazare, est partie à 6,6 millions de dollars, tandis que la meilleure des deux peintures d’anémones de Matisse (l’autre ayant été achetée chez Phillips lors de la vente Smooke) a été enlevée à 4,2 millions de dollars.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°137 du 23 novembre 2001, avec le titre suivant : L’art moderne se maintient

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