Collections privées

L’amour du risque

Par Roxana Azimi · Le Journal des Arts

Le 27 avril 2011 - 774 mots

Au Mexique, les collectionneurs se caractérisent à la fois par leur radicalité et un sens de la responsabilité sociale.

MEXICO - Si la Fondation Televisa a servi de référence à la plupart des collections privées mexicaines, la vraie étincelle fut donnée par Eugenio López Alonso, héritier de la société de distribution de jus de fruits Jumex. Celui-ci a commencé à acheter de l’art contemporain vers 1995, avec Tony Cragg, les minimalistes américains, Robert Gober ou Louise Lawler, dont il possède le plus grand ensemble d’œuvres en mains privées, mais aussi Étienne Bossut et Tatiana Trouvé. Soutien incontournable de la scène mexicaine, il compte des exemples remarquables de pièces de Gabriel Orozco ou de Gabriel Kuri. Très vite, López songe à l’idée d’un musée, qu’il installe d’abord dans un bâtiment de 1 500 m2 au sein de l’usine paternelle. « Il fallait ce genre de lieu pour que les gens sachent ce qui se passe dans le monde de l’art contemporain. Cet espace a eu un impact sur la scène mexicaine ; beaucoup d’artistes ont pu être vus », note-t-il.

En décembre 2012, il inaugurera un établissement de 4 000 m2 dans le centre de Mexico, en face du Musée Soumaya. « Eugenio a été le premier à faire preuve de rigueur et de risque. Il a monté une collection radicale et concentrée, qui a servi d’exemple et de stimulus à beaucoup d’autres collectionneurs mexicains, souligne sa conseillère Patricia Marshall. Le fait de collectionner de l’art contemporain n’existe au Mexique que depuis environ cinq ans. Mais cela s’est exprimé tout de suite de manière sérieuse, non polluée par le marché. » Il est vrai qu’à l’exception de Ramiro et Gabriela Garza, dont la collection se compose des usual suspects tels que Hirst, Koons ou Murakami, la majorité des jeunes amateurs font preuve d’une grande rigueur.

Avant même de passer la porte du collectionneur Cesar Cervantes, sa radicalité saute aux yeux. Le visiteur est accueilli par une voiture écrasée par une météorite de Jimmie Durham. Dans le salon, Robert Filliou, André Cadere, On Kawara, Bruce Nauman et Thomas Hirschhorn se donnent la main. « J’aime ce qui est éloigné du marché. Je ne suis pas contre les gros prix, mais contre la production de masse. Je me méfie des artistes qui ont plus de deux assistants », explique ce propriétaire d’une chaîne de bars à tacos. Celui-ci a aussi acheté des artistes d’Europe de l’Est, tels Roman Ondák, Julius Koller ou Monika Sosnowska, à laquelle il a commandé une pièce carcérale renvoyant à l’infini l’image du regardeur. L’homme n’hésite pas à bousculer les codes de son rang, en installant sur le sol de l’entrée une sculpture « pauvre » de Gedi Sibony, ou dans la cuisine, à l’emplacement du lave-vaisselle, une œuvre ironique de Claire Fontaine… 

« Réflexion sur notre vie »
Le militantisme caractérise tout autant le collectionneur et curateur Patrick Charpenel, basé à Guadalajara. Celui-ci achète, dès 1991, une œuvre de Juan Muñoz, avant de poursuivre avec Felix Gonzalez-Torres, Tino Sehgal, ou plus récemment Danh Voh. Mais s’il a constitué un ensemble de 750 pièces, Patrick Charpenel ne vit pas avec ses œuvres. « L’art doit être dans un contexte public pour qu’on puisse en débattre. C’est une question de responsabilité sociale », explique-t-il. Il a ainsi déposé 200 pièces au Museo Universitario Arte Contemporáneo de Mexico. Boris Hirmas imagine aussi prêter à terme sa collection à une institution. « Je vois l’art comme une réflexion sur notre vie quotidienne, déclare cet entrepreneur âgé de 48 ans. Je suis intéressé par l’aspect social. L’esthétique, c’est bien, mais elle doit être accompagnée par une histoire, un message. L’art motive la créativité, et nous avons besoin de créativité pour résoudre tous les problèmes, quel que soit notre type de travail. L’art vous conduit hors de votre boîte. » Dès l’entrée de ses bureaux, le ton est donné. Un pare-brise truffé d’impacts de balles par Teresa Margolles, relique d’un règlement de compte mafieux, dialogue avec un aigle fracturé de Carlos Amorales, dont les brisures évoquent une toile d’araignée. L’homme d’affaires a même transformé un petit bureau en salle de méditation, dans laquelle il change régulièrement les œuvres. Une light box d’Étienne Chambaud coexiste avec le catafalque d’un homme par Teresa Margolles. Fan d’actionnisme viennois, il possède dans son propre bureau une grande toile dionysiaque de Hermann Nitsch, mais aussi une pièce sibylline et ténue de James Lee Byars. Comment se fait-il que les collectionneurs mexicains soient si prompts à prendre des risques ? « À Mexico, vous avez tellement de réalités différentes, constate Boris Hirmas. Le risque est une chose avec laquelle on vit au quotidien. » 

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°346 du 29 avril 2011, avec le titre suivant : L’amour du risque

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