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La tapisserie et ses techniques

L'essentiel de ce qu'il faut savoir avant d'acheter

Par Emmanuelle Vigier · Le Journal des Arts

Le 24 octobre 1997 - 1839 mots

La langue française est quelque peu trompeuse pour l’amateur de l’art des lices... Le vocable "tapisserie" sert à désigner quantité d’ouvrages très divers (canevas, broderies, sérigraphies...), alors que la tapisserie véritable correspond à une technique de réalisation bien précise : celle des basses ou hautes lices.

Caractéristique de la confusion que l’usage d’un terme générique engendre, la tapisserie dite "de la reine Mathilde" à Bayeux, un travail à l’aiguille sur toile pour lequel la qualification de broderie serait plus appropriée. L’acheteur opposerait avec raison à cette mise au point lexicale la valeur inestimable d’une telle pièce ! Moins réjouissante, l’acquisition d’une tenture imprimée en guise d’une authentique tapisserie... Une déconvenue que palliera aisément l’œil exercé. Plus difficile est toutefois le repérage des défauts, qui sont légion dans les tentures anciennes.

Une véritable tapisserie est constituée de l’entrecroisement régulier, à angle droit, de deux types de fils : les fils de trame et les fils de chaîne. Les premiers sont les fils de travail ; le licier les passe successivement, à l’aide de sa broche ou de sa flûte, à travers une première nappe de fils de chaîne, puis à travers une seconde, réalisant un aller et retour le long de la tapisserie. Après quelques passées, il tasse la trame à l’aide de son peigne. Un tel tissu peut être réalisé sur deux types de métier différents : de basse ou de haute lice. Dans le premier cas, le calque ou le carton est placé sous la chaîne ; le licier travaillant sur l’envers de la tapisserie, le motif se retrouve inversé par rapport au modèle. En haute lice, ce dernier est placé derrière le licier qui doit se retourner ; le dessin de la pièce n’est pas modifié. Le travail de basse lice est plus rapide d’exécution car l’artisan manie les lices au pied, par l’intermédiaire de pédales ; il a donc les deux mains libres pour le tissage. Au XVIIIe siècle, les huit pièces de la tenture de Don Quichotte, de Coypel, revenaient ainsi à 34 382 livres en haute lice et à 21 884 livres en basse lice. Mais le tissu obtenu est identique, et il est impossible de reconnaître le métier employé par le seul examen technique de la pièce.

Tapisserie de lice : signes particuliers
Pour distinguer une tapisserie sur métier de tout autre tissu, différents caractères techniques doivent être observés. L’envers nécessite une attention toute particulière ; il constitue une source d’informations précieuse pour identifier une authentique tapisserie. Il ne faut pas hésiter, si le doute s’installe, à exiger l’enlèvement de la doublure qui souvent le recouvre. Le verso d’un ouvrage de lice a pour particularité d’être identique à l’endroit, le motif étant seulement inversé. De nombreux fils coupés, de toutes dimensions et de toutes couleurs, le parsèment ; ils correspondent aux extrémités des fils de trame abandonnés en cours de travail. Ceux-ci ne sont en effet pas continus d’une lisière à l’autre de la pièce, comme dans la plupart des tissus, ni coupés à chaque point comme dans les tapis. Une autre de leurs caractéristiques est de présenter des "sauts" irréguliers dans diverses directions, reliant les plages de même couleur. Les tapisseries faites sur métier comportent dans la majorité des cas de petites fentes, très spécifiques, toujours situées à la rencontre de deux couleurs, appelées "relais". Ces derniers sont habituellement cousus au fil de lin.

Fausses tapisseries
Toutes ces caractéristiques ne se retrouvent pas sur les tapisseries “Jacquard”, ni sur les sérigraphies. Les premières sont réalisées sur un métier à tisser entièrement mécanique,inventé par Joseph-Marie Jacquard (1752-1834). "Il ne s’agit plus d’un travail à la main dont chaque étape est pensée, pesée, choisie", déclare Nicole de Pazzis-Chevalier, de la galerie Chevalier, mais si "la technique diffère, le résultat aussi, grâce à Dieu..." Le point manque de finesse ; le nombre de couleurs est limité, le modèle étant systématiquement simplifié pour s’adapter à la machine. Un moyen simple de les identifier est de regarder leur envers : il ne présente aucun motif apparent. Quant aux sérigraphies, il s’agit de simples impressions sur tissu réalisées selon le système des pochoirs. La "palette" est généralement limitée à douze couleurs et peut aller jusqu’à dix-sept. Le verso est évidemment uni. Selon Monique Claude-Lanier, de la galerie Robert Four, "ces deux techniques correspondent à une production massive, rendue possible par des temps de réalisation très rapides : alors qu’un licier tisse environ 1 m2 par mois – voire 0,75 m2 s’il tisse très fin –, le métier mécanique permet de réaliser 3 m2 par journée de travail, et l’impression, une série de vingt tapisseries en deux jours ! Elles correspondent évidemment à des produits et à des besoins tout à fait différents."

Degré de restauration acceptable
Les fausses tapisseries écartées, il convient de repérer les défauts les plus flagrants des tentures anciennes. Pour Bernard Blondeel, de la galerie Blondeel-Deroyan, "la première chose à regarder, avant même le sujet, est l’état de conservation de la tapisserie. Elle doit être saine : un bon état de la chaîne est indispensable, car elle constitue la charpente de la tapisserie. Si elle "craque", c’est la voie ouverte à des restaurations très coûteuses : il faudra sans cesse retendre des fils de chaîne..." Il ajoute que le degré de restauration acceptable varie selon l’ancienneté de la tapisserie : "Elles sont relativement normales pour les tapisseries hautes en époque ; mais à partir du XVIIe siècle, on trouve plus facilement des pièces bien conservées et l’amateur doit être plus exigeant". Nicole de Pazzis-Chevalier met en garde contre les restaurations trop nombreuses ou mal faites qui altèrent la beauté et la lisibilité de la tapisserie, en particulier celles effectuées au XIXe siècle car les colorants synthétiques utilisés alors n’ont guère résisté à l’épreuve du temps. Certes, il y a toujours la possibilité de retisser les plages concernées, mais si celles-ci sont trop étendues, l’opération sera très onéreuse.

Défauts dans les tapisseries anciennes
Outre des restaurations trop importantes, deux défauts déprécient particulièrement la beauté et la valeur des tapisseries anciennes : les tapisseries "retournées" et les "repeints". Dans le premier cas, chaque fil de l’envers a été passé à l’avant ; les coloris du verso sont effet toujours plus frais car moins exposés à la lumière. Cette pratique peu respectueuse de la tenture d’origine lui donne une texture toute boursouflée. L’envers révèle la supercherie : ses couleurs sont anormalement passées. Les “repeints” consistent, eux, à raviver artificiellement avec des feutres des couleurs devenues trop ternes. Les tapisseries présentant ce type de fraude sont systématiquement refusées dans les manifestations les plus prestigieuses, comme la Biennale des antiquaires. Ainsi, en matière d’achat, la prudence est de rigueur. Le futur acquéreur peut se fier à un dernier conseil avisé de Nicole de Pazzis-Chevalier : "Il faut, lorsqu’on achète une tapisserie, porter son choix vers une pièce bien lisible, dont les coloris sont restés suffisamment frais, les restaurations point trop abondantes, l’état des soies satisfaisant. À une tapisserie entière avec ses bordures dont les coloris sont passés et le sujet ennuyeux, on préférera toujours un joli fragment, au coloris frais, en bon état et au sujet agréable."

Glossaire

Bande (ou galon) : petite bande (3 à 5 cm) qui entoure fréquemment les tapisseries. Elle reçoit les anneaux nécessaires à l’accrochage au mur. Les ateliers d’Aubusson se distinguaient autrefois par leur galon bleu.
Basse lice : métier où les fils de chaîne sont tendus à l’horizontale. Les lices ont situées sous la chaîne et commandées par des pédales. Ce type de métier est utilisé à la Manufacture de Beauvais ainsi qu’à Aubusson.
Baton : ancienne unité de surface en tapisserie, équivalant à 1/10e de mètre carré. Elle était employée à une époque où les liciers travaillaient à la tâche et non à l’heure.
Bolduc : morceau d’étoffe indéchirable cousu sur l’envers de la tapisserie et portant le titre de l’œuvre, ses dimensions, le nom de l’artiste et sa signature autographe ainsi que le numéro de tissage de la pièce.
Bordure : bande décorative plus ou moins large (15 à 20 cm) encadrant certaines pièces à partir de la Renaissance.
Broche : outil en buis chargé de fils de trame, utilisé par le haute-licier pour passer ces derniers entre les fils de chaîne. Il y a autant de broches que de couleurs à utiliser. Contrairement à la flûte, la broche est pointue, ce qui permet de tasser la laine après chaque passage.
Calque : codification de la maquette ou du carton. En basse lice, il est glissé sous la chaîne. En haute lice, il est déroulé derrière la chaîne ; son dessin est repris sur celle-ci à l’aide d’une pierre à tracer.
Carton : modèle grandeur nature d’un projet de tapisserie. Il s’agit soit d’une œuvre originale de l’artiste, soit d’un dessin ou d’une photographie.
Chaîne : ensemble de fils tendus parallèlement sur le métier et qui constituent le support du tissage. Autrefois en laine ou en lin, ils sont aujourd’hui en coton câblé. Une fois la tapisserie terminée, la chaîne n’est plus visible. Toutefois, dans la tapisserie contemporaine, il arrive qu’elle soit laissée apparente pour créer des effets.
Flûte : équivalent de la broche en basse lice, mais non pointue.
Haute lice : métier dont les fils de chaîne sont tendus verticalement. Les lices, supportées par une perche, sont actionnées à la main. Ce type de métier est utilisé à la Manufacture des Gobelins.
Lices (ou lisses) : anneaux de coton dans lesquels on passe les fils de chaîne pour les tirer en avant (métier de haute lice) ou vers le bas (en basse lice). Ils sont eux-mêmes fixés à une barre de lice.
Maquette : projet à échelle réduite précédant la réalisation du carton ou du calque.
Marche : ancienne province où se situent Aubusson et Felletin.
Marches : en basse lice, pédales servant à lever ou baisser les nappes de chaîne.
Marques : inscriptions, monogrammes, signes précisant l’auteur du modèle, l’atelier, la date de fabrication. Les marques peuvent figurer sur l’endroit ou l’envers de la tapisserie. Elles sont tissées, frappées, inscrites à la main sur la doublure, ou encore cantonnées dans un bolduc cousu sur le verso de la pièce.
Nappe : groupe de fils de chaîne : fils de devant ou de derrière en haute lice, fils pairs ou impairs en basse lice. Dans le premier cas, les deux nappes sont séparées grâce aux bâtons de croisure. Dans le second, la séparation se fait en actionnant les marches.
Passée : aller ou retour d’un fil de trame entre les fils de chaîne.
Peigne : outil en bois avec lequel le licier tasse les fils de trame après plusieurs passées.
Tombée de métier : phase finale de l’exécution d’une tapisserie. Une fois le tissage terminé, le licier coupe les fils de chaîne, libérant ainsi l’ouvrage du métier. La tapisserie apparaît alors dans son ensemble pour la première fois.
Trame : ensemble des fils de couleur qui recouvrent la chaîne et forment le tissu et les motifs d’une tapisserie. Ils sont en laine, plus rarement en soie, argent ou or.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°46 du 24 octobre 1997, avec le titre suivant : La tapisserie et ses techniques

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