Jurisprudence

La Cour de cassation équilibriste du droit d’auteur

Par Jean-Marie Schmitt · Le Journal des Arts

Le 9 décembre 2008 - 1055 mots

La Haute Cour a élargi les frontières du droit d’auteur en protégeant aussi les idées, ouvrant ainsi pour la première fois une petite porte à l’art conceptuel.

La récente décision de la Cour de cassation qui a tranché en faveur de Jakob Gautel le litige l’opposant à Bettina Rheims et, subsidiairement, à la galerie Jérôme de Noirmont (Paris), souligne une fois encore les hésitations de la jurisprudence sur la qualification des œuvres qui s’éloignent des définitions convenues de la création artistique (1).
L’article L. 111-1 du code de la propriété intellectuelle (CPI), qui a repris l’article premier de la loi du 11 mars 1957 sur la propriété littéraire et artistique, protège « l’œuvre de l’esprit » et précise que la protection résulte « du seul fait de sa création ». C’est à partir de cet hyperconcentré que la jurisprudence a dû construire les fondements de la protection, et définir le critère d’originalité lui-même découlant de l’empreinte de la personnalité de l’auteur sur l’œuvre.
La difficulté essentielle provient de la courte distance sémantique entre l’« œuvre de l’esprit » et l’idée – ou le « concept », pour utiliser un vocable plus moderne et opérationnel –, laquelle n’est pas protégée par le droit d’auteur. La frontière de la protection se situe dans « l’œuvre », que sa genèse doit rendre perceptible au public. En quelque sorte, l’idée doit s’incarner pour toucher les sens. Mais, spécialement dans les arts plastiques, le législateur n’a pas donné de mode d’emploi pour définir l’œuvre.
Les évolutions de la création, avec en particulier l’émergence de l’œuvre conceptuelle (dès Marcel Duchamp), de l’œuvre immatérielle ou éphémère… posent donc des questions difficiles.
Dans une thèse de doctorat publiée en 2005 et sous-titrée « Forme et originalité des œuvres d’art contemporaines » (2), Nadia Walravens explore simultanément la jurisprudence et les formes nouvelles de la création plastique et souligne « l’approche inadéquate de la création artistique » et « l’appréciation insuffisante de l’empreinte de la personnalité ».

« Typographie banale »
L’arrêt de la 1re chambre civile du 13 novembre 2008 manifeste-t-il un progrès ? En lecture rapide, oui. On y trouve successivement, dans le rappel de l’affaire, que « Jakob Gautel est auteur d’une œuvre intitulée “Paradis” qu’il a créée […] en apposant le mot “paradis” au-dessus de la porte des toilettes de l’ancien dortoir des alcooliques de l’établissement », puis la mention de « l’approche conceptuelle de l’artiste, qui consiste à apposer un mot dans un lieu particulier en le détournant de son sens commun […] ». Mais cette ouverture apparente se voit limitée par le rappel des constatations minutieuses des juges d’appel. Ceux-ci avaient observé que « l’œuvre litigieuse ne consiste pas en une simple reproduction du terme “paradis”, mais en l’apposition de ce mot en lettres dorées avec effet de patine et dans un graphisme particulier, sur une porte vétuste, à la serrure en forme de croix, encastrée dans un mur décrépit dont la peinture s’écaille, que cette combinaison implique des choix esthétiques traduisant la personnalité de l’auteur […] ». La Cour de cassation traduisait en relevant que l’approche conceptuelle de l’artiste « s’était formellement exprimée dans une réalisation matérielle originale » méritant la protection du droit d’auteur que lui avait reconnue la cour d’appel de Paris.
S’agit-il d’un coup pour rien ? En tout cas, la Cour de cassation ne l’a pas estimé ainsi puisqu’elle a ordonné la publication de son arrêt au bulletin d’information de la Cour, au bulletin des arrêts de la Cour, ainsi que sur son site Internet. Si on examine dans le détail le texte de l’arrêt, notamment le rappel des moyens soulevés par les conseils de Mme Rheims, on peut cependant supputer une avancée.
Les griefs formulés contre l’arrêt de la cour d’appel de Paris, tous fondés sur l’article L. 111-1 du CPI, étaient les suivants :
la cour n’aurait pas « caractérisé en quoi avait consisté la création de cette œuvre – un mot, d’une typographie banale, fût-il combiné à d’autres éléments préexistants, ne constituant pas une création » ; l’œuvre « n’étant que l’expression d’une idée – détourner le sens d’un lieu par une inscription en décalage –, la forme retenue par la cour d’appel existant indépendamment de l’idée » ne pouvait être protégée ; « une idée, fût-elle originale, ne saurait bénéficier de la protection du droit d’auteur ; l’œuvre se réduisant à une idée, à savoir donner un nouveau sens à un lieu […] », elle ne pouvait être qualifiée d’originale ; « l’originalité d’une œuvre ne saurait se déduire de choix matériels effectués par l’auteur sur des éléments préexistants ». Dès lors, l’originalité retenue par les juges d’appel – « dans la typologie des lettres retenues du mot “paradis” et le choix du lieu de son inscription » – n’était pas fondée.

Contrefaçon
Si la Cour de cassation n’a fait que rappeler le pouvoir souverain des juges du fond avant, in fine, d’écarter ces différents moyens, pourtant bien ciselés, elle aurait aussi bien pu, en s’appuyant sur ces moyens ou en combinant certaines des considérations que les juges d’appel n’avaient pas suffisamment caractérisées, conclure à l’existence d’une empreinte de la personnalité de l’auteur, dès lors que le caractère conceptuel de l’œuvre primait. Bref, cette décision laisse à penser que la Cour ouvre une petite porte à l’art conceptuel, mais en imposant aux juges du fond l’examen détaillé des conditions de mise en œuvre de l’idée.
Par ailleurs, de façon plus classique, la Cour souligne, rappel utile pour les professionnels, que « la contrefaçon est caractérisée, indépendamment de toute faute ou mauvaise foi, par la reproduction, la représentation ou l’exploitation » d’une œuvre protégée. En la circonstance, le galeriste qui avait exposé de bonne foi les photographies reproduisant l’œuvre de Jakob Gautel a commis une contrefaçon au même titre que la photographe.
Il est probable que cette décision suscitera beaucoup de commentaires, notamment venant des nombreux tenants de la doctrine sur l’opportunité et les risques d’élargir la portée du droit d’auteur à la lisière des idées, qui doivent rester « de libre parcours ». Évidemment, le droit d’auteur établissant un monopole, la maîtrise de ses frontières est un enjeu considérable dans une économie immatérielle.

(1) Cass.1re ch. civ., 13 nov. 2008, arrêt no 1108 sur CA Paris 4e ch. A, 28 juin 2006.
(2) L’Œuvre d’art en droit d’auteur, 2005, éd. Economica-IESA.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°293 du 12 décembre 2008, avec le titre suivant : La Cour de cassation équilibriste du droit d’auteur

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