Droit à l’image : les dérives d’une protection

La pratique et la jurisprudence en matière de droit d’auteur pourraient constituer une entrave à la circulation de l’information

Par Jean-Marie Schmitt · Le Journal des Arts

Le 2 mai 2003 - 1976 mots

Depuis l’arrêt de la Cour de cassation (Cass., 1re ch. civ., 10 mars 1999) qui avait admis le droit du propriétaire d’un café normand sur l’image de son bien, les revendications sur l’image se multiplient et s’entrecroisent. Pour les utilisateurs (éditeurs de livres d’art, de journaux, de magazines comme pour les producteurs multimédia), l’utilisation d’images devient un exercice à haut risque et aux coûts prohibitifs. La multiplication des ayants droit de l’image menace également les auteurs, dont les droits pourraient se diluer dans les revendications multiples, alors même qu’ils peinent à obtenir la protection du droit pour certaines créations contemporaines. La notion même d’authenticité pourrait s’en trouver affectée. Quant aux musées, qui auraient pu se féliciter d’une orientation jurisprudentielle favorable aux propriétaires des supports matériels des œuvres, ils se retrouvent sous la pression des utilisateurs qui voudraient, au moins, que les ressources publiques soient plus faciles et moins coûteuses d’accès. Diverses publications et colloques récents donnent la mesure des turbulences traversées par les droits à l’image.

PARIS - Les travaux d’un colloque organisé à Paris le 3 avril dernier par l’association Art et Droit intitulé : “L’édition d’art et les droits à l’image. Enjeux et prospective” ont fait apparaître un entrelacs de droits autour de l’image. Pour les professionnels de l’édition, il s’agit d’un casse-tête coûteux ; pour les auteurs, d’une “concurrence” qui pourrait mettre à mal leur droit ; pour l’État, d’une “fausse aubaine”. Relations d’embarrassantes exceptions culturelles.

À force de caresser le cercle des droits de l’image, l’aurait-on rendu vicieux ? C’est ce qui ressort de l’après-midi du colloque du 3 avril au cours duquel ont successivement été évoqués le droit d’exploitation de l’image, pour le situer “entre légitimité et abus”, et la question de l’accès aux œuvres (en fait, surtout celles des collections publiques) afin d’envisager “de nouvelles régulations”.
Une seule certitude : les revendications autour de l’image se sont multipliées, attisées par l’évolution récente de la jurisprudence sur le droit à l’image du propriétaire de biens, que l’avocat Bernard Edelman a pu qualifier de “vaseuse” et dont les observateurs du Centre du droit de l’art de Genève (dont on aurait aimé qu’ils soient davantage sollicités) ont dû tirer l’impression que la France s’était installée, voire enfermée, dans une exception culturelle de plus.

“Cortège de prérogatives”
Les éditeurs d’art, comme Claude Draeger, ou les représentants de la presse ont pu lister les formes les plus visibles. Outre le classique droit d’auteur, celui des propriétaires des œuvres et des biens (fâcheusement admis par une décision de la Cour de cassation à propos de l’image du premier bistrot normand libéré en 1944), ainsi que celui des personnes. L’image des personnes physiques est devenue un “classique” des condamnations des magazines, au titre de ce droit de la personne ou du respect de la vie privée régi par le code civil. Déduits d’usages ou de règlements discutés, s’y superposent les droits relatifs aux collections publiques desquels les éditeurs se plaignent qu’ils autorisent des prélèvements des musées qu’ils estiment abusifs. Sans compter les droits reconnus aux inventeurs (découvreurs) de sites archéologiques, comme dans l’affaire de la grotte Chauvet, ou encore à ceux qui éditent une œuvre posthume non encore divulguée...
Au total, par la complexité des droits, la multiplication des revendications et l’imprévisibilité de l’accueil qui peut leur être réservé par les juges, l’usage de l’image pourrait se trouver asphyxié par un excès de droit.
La presse et l’édition ne sont pas les seules à s’en inquiéter. Les auteurs peuvent également craindre un parasitisme de leur droit par celui des propriétaires. Car la multiplication des revendications peut aboutir à une dilution du droit d’auteur. Ainsi du droit de reproduction, clairement attribué aux auteurs de leur vivant puis à leurs ayants droit pendant soixante-dix ans, qui, à peine tombé dans le domaine public, se trouverait reconstitué au profit des propriétaires des œuvres.
Ainsi de la notion d’originalité, déjà complexe à mettre en œuvre pour les juges (lire page 27) qui se trouverait encore brouillée par des revendications insensées. Pascale Marie, représentant le Syndicat de la presse magazine et d’information, a par exemple cité l’action contre une revue de décoration lancée par la propriétaire d’une demeure du Lubéron dont avait été reproduit un détail (un porche d’entrée) au triple motif d’une atteinte à sa vie privée, à son droit de propriété et enfin à sa qualité d’auteur – la couleur de sa porte et la disposition des pots de fleurs étant “empreintes de sa personnalité”...
Marie Cornu (CNRS-CECOJI(1)), en faisant la synthèse des travaux, a inventorié les difficultés résultant de ce “cortège de prérogatives”, de cette extension du droit de propriété, “exception culturelle dont on pouvait se passer”, et a signalé en ce sens “un risque d’érosion de l’idée de droit d’auteur”. Risque qui existe non seulement dans l’entrecroisement des droits concurrents du droit d’auteur mais également dans l’application même de ce dernier, par une orientation jurisprudentielle très restrictive des exceptions au droit d’auteur, en particulier “une lecture étriquée du droit de citation”.

Trop de droits tuent les droits
Car, paradoxalement, l’extension donnée au monopole du droit d’auteur peut se retourner contre lui, comme une atteinte qui deviendrait illégitime à la libre concurrence ou au droit à l’information. Au cours des échanges a ainsi été évoquée une décision du tribunal de grande instance (TGI) de Paris qui a bloqué l’exercice du droit d’auteur (il s’agissait de la représentation d’images de tableaux dans une émission de télévision consacrée à une exposition) en l’estimant contraire au droit à l’information reconnu par la Convention européenne des droits de l’homme. Si cette orientation a été critiquée par plusieurs intervenants – et n’aurait pas été confirmée par la cour d’appel de Paris –, elle illustre au moins le risque de voir le droit d’auteur miné par ses propres succès.
Le droit de la concurrence – encore dans sa prime jeunesse en France au regard du droit d’auteur – a été invoqué comme un moyen de limiter l’extension des monopoles ou abus des droits à l’image. Mais cette réflexion s’est essentiellement développée à propos de l’accès aux images détenues par les collectivités publiques. Nathalie Mallet-Poujol, directrice de l’ERCIM, pôle droit de la communication de l’université Montpellier-I, en a rappelé les principes, qui imposent l’accès aux ressources essentielles sur un marché. En substance, l’image est une “ressource essentielle” pour l’édition, et les restrictions à son accès, soit par rétention pure et simple, soit par fixation d’une tarification excessive, constitue un abus de position dominante. Si le Conseil d’État n’a pas eu à trancher d’affaire relative à la mise à disposition d’images par la puissance publique, il a clairement posé ces principes dans un arrêt du 9 juillet 2002. Le Conseil a annulé un arrêté organisant l’accès au répertoire des entreprises (Siren) de l’Insee au motif que ce texte “est de nature à placer l’Insee en abus de position dominante sur le marché pertinent” (celui des informations sur les entreprises). La Cour de cassation a de son côté estimé “qu’une tarification excessive peut constituer un abus de position dominante”(Cass. Com., 4 décembre 2001).
Plusieurs intervenants se sont interrogés sur la validité des restrictions déduites de textes réglementaires – décrets des 31 décembre 1921 et 1er juillet 1949 (taxe de copie/photographie/cinématographie dans les musées), 21 juillet 1954 (photographies aériennes), arrêté du 13 mars 1979 (règlement intérieur des musées de France) –, en relevant que leurs objectifs légitimes (conservation, sécurité, etc.) ne justifiaient pas nécessairement l’imposition de contraintes ou redevances aux prises de vue et a fortiori à leur utilisation. L’un d’entre eux a pointé comme une menace, en état futur d’achèvement, une disposition de la loi musée de janvier 2002 (article 20) prévoyant l’évaluation d’un possible droit à l’image aux musées de France (la loi prévoyait avant fin 2002 un rapport sur cette question, non encore établi ou publié semble-t-il).

De nouvelles approches ou des “rustines”
S’agissant du droit d’accès à l’image des collections publiques, la piste de la médiation a été examinée, avec la présentation des activités de la “médiatrice de l’édition publique”, Marianne Levy-Rosenfeld, chargée de rappeler les administrations au respect des principes fixés par les circulaires du 14 février 1994 sur la disponibilité des données publiques et du 20 mars 1998 sur les activités éditoriales publiques. Cependant, elle n’a pas été encore saisie de demandes concernant l’accès aux images des collections publiques. Il est vrai que la médiatrice a cantonné indirectement la portée de la question en précisant que l’édition publique ne représente que 4 % des ouvrages publiés en France (7 % en incluant les cartes de l’IGN) et 1,5 % du chiffre d’affaires de l’édition française (4 millions d’exemplaires sur 450 millions de volumes édités, mais tout de même 11 % de l’édition d’art). Cela étant, en matière de concurrence, on est plus près de la dynamique des fluides que de la géométrie plane, et un trou de 1 % de la surface de la cuve éditoriale pourrait faire couler le bateau. Or l’on sait, depuis le prix unique du livre, combien le secteur est fragile...
Au-delà, tout le monde était d’accord pour critiquer la “marchandisation” de l’image, s’agissant de celle des autres...  Après avoir exposé les orientations des chantiers numériques explorées dans son rapport sur la diffusion numérique du patrimoine, Bruno Ory-Lavollée, conseiller référendaire à la Cour des comptes, s’est interrogé sur une remise en cause profonde de l’économie de l’image et de son édition, et, au-delà, des droits correspondants, en particulier du droit d’auteur. Il a relevé que le fondement du monopole du droit d’auteur, l’encouragement à la création, repose économiquement sur le coût de l’édition et de la diffusion, qui fait en quelque sorte converger les intérêts du créateur et celui du producteur/diffuseur. Les technologies numériques et les réseaux faisant baisser fortement les coûts, le fondement du monopole deviendrait, selon lui, moins évident. En quelque sorte, le droit d’auteur serait mieux protégé par la pénurie des contenus (ou plutôt des moyens de leur circulation) que par leur abondance (ou surtout les boulevards que leur proposeraient les réseaux). Dans ce contexte, les ajustements proposés pour adapter le monopole du droit d’auteur afin de permettre une meilleure circulation des contenus (ainsi les exceptions proposées par les directives européennes au bénéfice des usages pédagogiques, ou les tentatives des sociétés d’auteurs pour donner plus de lisibilité et d’accessibilité à leurs offres) pourraient n’apparaître que comme des “rustines”.
Le rappel du représentant de la Réunion des musées nationaux, qui a souligné que la concurrence existe puisque de nombreux fonds proposeraient les images des collections des musées français, et l’intervention d’un représentant de l’ADAGP (2) expliquant les difficultés de Sesame (guichet unique proposé par les cinq plus importantes sociétés de droits à l’attention des auteurs/producteurs d’œuvres multimédia) ont au moins manifesté que la conscience des difficultés semble partagée par tous les opérateurs.
S’interrogeant sur les possibilités d’épauler – sinon déjà de ravauder – “le manteau informe du droit à l’image” pour éviter l’asphyxie, Marie Cornu s’est dite cependant “optimiste”, comme avant elle Chantal Mallet-Pujol. Le plus dur serait passé et, après l’empilement des prétentions concurrentes, les chantiers de reconstruction sont en cours et évolueraient favorablement, en particulier celui du “droit d’auteur dans la société de l’information”, puisque le parlement doit examiner prochainement la loi de transposition de cette directive européenne.
Reste cependant les incertitudes liées aux relations entre l’image et le droit de propriété, ainsi qu’aux questions concernant la diffusion des données publiques. Sur la première question, le reflux de la jurisprudence a cantonné le droit du propriétaire au cas où la reproduction de son bien lui causerait un trouble certain. En ce qui concerne les images des collections publiques, le droit de la concurrence, qui fait son chemin en France, devrait permettre de mieux ordonner les relations “public-privé”.
Sortir des chantiers de l’image n’est donc pas une mince affaire.

(1) Centre d’études sur la coopération juridique internationale.
(2) Société des auteurs dans les arts graphiques et plastiques.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°170 du 2 mai 2003, avec le titre suivant : Droit à l’image : les dérives d’une protection

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