Des dessins italiens anciens à Jean-Michel Basquiat : les tendances du marché commentées par des experts

Par Armelle Malvoisin · Le Journal des Arts

Le 18 décembre 1998 - 2750 mots

Les ventes aux enchères ne reflètent qu’un aspect du marché, mais l’un de leurs mérites essentiels est que leurs résultats sont publics, immédiatement connus et statistiquement exploitables. À partir du moment où ces résultats sont suffisamment étalés dans l’espace et dans le temps pour éliminer une fièvre passagère ou les conditions particulières d’une vacation, ils constituent des indicateurs précieux des tendances profondes du marché. L’ensemble de statistiques élaborées par Robin Duthy, d’Art Market Research, étant à cet égard très pertinent, nous lui avons demandé d’établir pour ce dernier numéro de l’année, à partir de sa banque de données, une série d’indices en francs. L’Indice Art 100 donne un aperçu général du marché, les six autres couvrent différents secteurs – les dessins italiens anciens, la céramique chinoise, le mobilier français du XVIIIe siècle, la sculpture animalière, la peinture moderne européenne – et un artiste dont la cote vient d’enregistrer une belle envolée, Jean-Michel Basquiat. Nous avons sollicité des spécialistes, en grande majorité des antiquaires, pour les commenter.

L’Indice Art 100
L’ensemble de statistiques élaborées par Robin Duthy, d’Art Market Research, s’appuie sur les résultats de quelque 400 commissaires-priseurs et organisateurs de ventes aux enchères à travers le monde, et couvre une période commençant en 1975. Chaque indice statistique regroupe les résultats obtenus en ventes publiques pour une sélection d’artistes représentatifs d’une école ou d’une période. Dans le cas des meubles et objets d’art, c’est la méthode du “panier” – un ensemble d’objets significatifs – qui est retenue. Les résultats sont saisis au fur et à mesure des ventes, mais deux précautions sont prises pour éviter les distorsions : les prix les plus élevés et les plus faibles sont éliminés des calculs, à concurrence de 10 % du haut et du bas de l’échelle. Par ailleurs, la moyenne des prix ainsi retenus est établie sur la période de 12 mois immédiatement précédente. C’est cette valeur moyenne qui est rapportée aux chiffres de base pour établir les variations de l’indice par rapport à 1975. Les indices en francs français ont été calculés à partir des taux de change mensuels depuis 1975 et sont en francs courants. Ils se basent sur les “prix marteau”, mais toutes les fois que des ventes spécifiques sont citées dans le commentaire, les prix correspondants sont tous frais compris, de façon à montrer le montant effectivement payé par l’acheteur.

Pour dégager une tendance générale, l’Indice Art 100 recense les variations de prix de 100 grands artistes européens et américains de toutes les époques. S’établissant en novembre 1998 (les résultats de décembre n’étant pas encore connus dans leur intégralité) à 7922, il a enregistré une forte hausse par rapport au même mois de 1997 : 41,8 %, alors qu’il avait stagné en 1994, 95 et 96. Il dépasse maintenant son niveau de 1991 (6625), mais reste presque moitié moins élevé que lors du grand pic de 1989. Si l’on observe son évolution mensuelle, celle-ci est résolument orientée à la hausse depuis deux ans.

Dessins italiens anciens
Bruno de Bayser, antiquaire et expert, commente
Le marché du dessin ancien est très caractéristique des repères utilisés : à part Luca Cambiaso, qui est un artiste du XVIe siècle peu recherché et qui n’a donc pas beaucoup d’influence sur ce marché, les artistes mentionnés sont des artistes italiens des XVIIe et XVIIIe siècles. Ceux qui ont été retenus pour cette étude sont plutôt de bons choix : ils reviennent régulièrement dans les ventes. Or, pour les XVIIe et XVIIIe italiens, nous sommes actuellement revenus au niveau des prix de 1987, sauf pour les dessins de la Renaissance dont les cotes sont plus importantes et égales aux prix de 1989. Cette différence n’est pas négligeable puisque le marché a connu une forte hausse entre 1987 et 1989. Entre 1990 et 1997, le marché de l’art s’est affaissé. Celui du dessin ancien n’a pas été épargné par la crise, mais il n’a pas décroché immédiatement. Il est resté stable avant de s’écrouler en 1992. Ce petit décalage par rapport au marché de l’art tire son explication de la particularité du secteur des dessins anciens : c’est un marché étroit et difficile à cerner. Collectionner les dessins anciens ne s’improvise pas. Les acheteurs ont toujours été les musées et collectionneurs habitués au marché. Entre 1980 et 1990, le nombre des collectionneurs a sensiblement augmenté car, comme n’importe quel “investissement” lié au marché de l’art, les dessins étaient à la mode. Or, l’offre est toujours à peu près la même. Les prix ont donc été poussés jusqu’au niveau de 1989.

Depuis 1995-1996, le marché redémarre, il a retrouvé des prix normaux. L’engouement pour les dessins demeure constant, mais l’approvisionnement du marché étant insuffisant – il y a de moins en moins de dessins importants –, les prix sont remontés depuis un an. 1998 était une bonne année, avec des prix à la hausse. Pour ce marché, les prix dépendent d’abord du degré de certitude de l’attribution. Certains noms sont établis par comparaisons stylistiques, alors que d’autres sont donnés parce que les œuvres correspondent à des travaux préparatoires pour des peintures. Outre l’état de conservation, les différences de sujets et de composition ainsi que l’importance des dessins font varier les prix. En principe, les dessins du Guerchin, de même que ceux de Rosa, sont toujours de qualité. Les prix vont de 100 000 à 800 000 francs pour Le Guerchin, de 50 000 à 1 million de francs pour Giambattista Tiepolo. Les collectionneurs sont européens – d’Italie, de France, d’Allemagne ou de Suisse –, mais la grande majorité des acheteurs se trouve aux États-Unis. Le marché américain mène le jeu, et les plus grosses ventes se déroulent outre-Atlantique, même si les découvertes se font en Europe.

La céramique chinoise
Christian Deydier, antiquaire, commente
Le domaine de la céramique chinoise couvre trois marchés bien distincts : celui de l’archéologie, qui concerne les céramiques datant du néolithique chinois jusqu’à la fin des Song, au XIIe siècle, achetées par les amateurs européens et américains ; les porcelaines d’exportation des XVIIIe et XIXe siècles, qui sont achetées par les Européens ; enfin, les porcelaines impériales, devenues à la mode en Asie depuis quinze ans. Ce dernier marché est particulièrement fragile et fluctuant. Il est soumis aux effets de mode et aux différentes crises asiatiques. À la suite de la Chine et du Japon, Hong Kong, Taiwan, Singapour, les Philippines et la Corée – qui détient le record mondial de 7,8 millions de dollar pour une céramique – se sont mis à s’intéresser à ce marché. Selon moi, les prix sont élevés de 1975 à 1978. En 1978, une chute du marché correspond à l’abandon par les collectionneurs portugais de la porcelaine XVIIIe, jusqu’alors très à la mode. Le marché remonte à son maximum en 1989-1990, avant de s’écrouler. J’estime que les prix sont maintenant aux trois quarts moins chers que dans les années quatre-vingt. Une pièce montée à 30 000 francs vaut aujourd’hui 7 000 francs. Il y a encore des objets qui valent un dixième de leur valeur. Le marché ayant été surcoté, on est revenu à une réalité.
Actuellement, les prix sont tellement bas que c’est le moment d’acheter. Après la crise de 1990, le haut de gamme, qui s’est un peu tassé, s’est tout de même maintenu. Ce sont les catégories basse et moyenne, mal vendues ou régulièrement ravalées en ventes publiques, qui ont beaucoup souffert. Ce marché, qui varie selon les modes et l’intérêt pour différentes périodes de l’art chinois, est très instable. Il se construit autour d’un petit noyau dur de collectionneurs. Quand les pièces proposées viennent de grandes collections, elles font toujours de meilleurs résultats que des pièces identiques mais issues de ventes classiques, car les collectionneurs achètent aussi le pedigree des objets. Sur ce marché, il est plus souhaitable d’acheter des pièces de qualité en tenant compte de leur état de conservation et en étant prudent, car c’est un marché qui est assez malsain, sans compter les faux qui existent déjà dans les musées.

Mobilier français du XVIIIe
Jacques Perrin, antiquaire, commente
Depuis 1975, l’évolution des prix des meubles XVIIIe est constante, car ce marché n’a jamais intéressé les spéculateurs. Sa clientèle est traditionnelle : elle achète et ne revend pas. Outre les marchands et les ventes publiques, les grandes foires internationales, comme celle de Maastricht, sont importantes pour ce marché. Il n’y a jamais eu de période de crise sur ce secteur, mais seulement des années un peu molles, comme en 1995 où la conjoncture économique américaine était mauvaise et le dollar bas. Mais il convient de considérer les deux niveaux du marché. Autant les meubles de qualité ont toujours des prix forts – un meuble qui valait 2 millions de francs en 1990 vaut aujourd’hui 5 millions de francs –, autant la marchandise “bourgeoise” qui attirait une clientèle de médecins, d’avocats... n’a pas suivi. Un meuble qui valait 50 000 francs en 1985 a chuté jusqu’à 10 000 francs en 1990, pour revenir à 50 000 francs à l’heure actuelle. Le haut de gamme a tendance à flamber, car il séduit de riches amateurs européens et américains. C’est un petit marché. Pour les objets d’art de belle qualité, dont la gamme de prix normale s’étend de 1 à 3 millions de francs, la tendance va vers la raréfaction. Il y a peu de belles pièces sur ce marché qui ne se renouvelle pas. Aussi le mobilier français XVIIIe de haute qualité est une valeur sûre. À partir du moment où l’économie occidentale se porte bien, les prix ne peuvent que monter.

La sculpture animalière
Michel Poletti et Alain Richarme, galeristes, commentent
Dans ses grandes lignes, cet indice de la sculpture animalière est plutôt conforme à la réalité. On remarque une progression constante de 1975 à 1985, qui s’est achevée en apothéose par une période spéculative de 1985 à 1990. Les spéculateurs ont alors beaucoup acheté en ventes publiques et peu en galeries, tandis que les intervenants habituels, collectionneurs et amateurs, se retiraient progressivement du marché. Cette concomitance explique une hausse, somme toute modérée, de 60 % seulement. À la fin de ce cycle haussier, les sculptures animalières perdent, jusqu’en 1993, les 60 % engrangés durant les années précédentes. Les collectionneurs et les amateurs réapparaissent et, entre 1993 et 1997, les ventes s’installent au niveau de 1985. Une légère irrégularité des prix traduit l’irrégularité de l’approvisionnement et des vagues successives de performances imprévisibles, propres aux salles des ventes. Les quatre sculpteurs considérés, Barye, Isidore Bonheur, Mêne et Moigniez – le choix de Moigniez paraît arbitraire car il s’agit d’un artiste secondaire – ont chacun un marché spécifique bien différent. Mais ce qui frappe le plus dans l’évolution de ce marché depuis deux ans, c’est la polarisation vers le meilleur artiste, Barye en l’occurrence, dont la cote, très soutenue, s’affirme d’année en année. Les prix se situent aujourd’hui entre 50 000 et 300 000 francs pour des pièces éditées provenant de l’atelier de l’artiste, et il faut compter le double pour des bronzes inédits ou de “belles épreuves”. Pour un même artiste, on remarque aussi une polarisation par le sujet. Par exemple, Isidore Bonheur et Mêne sont surtout recherchés pour leurs chevaux, qui ont très nettement augmenté dans les quatre dernières années. Une belle Accolade de Mêne coûte aujourd’hui entre 100 000 et 150 000 francs. Inversement, la Chèvre ne dépassera pas 8 000-12 000 francs. La troisième polarisation est liée à la qualité de l’épreuve et à l’ancienneté du tirage. Par exemple, le Lion qui marche de Barye, qui cote en fonte posthume de Barbedienne autour de 20 000 francs, peut atteindre 80 000 francs aujourd’hui à Londres pour une “belle épreuve”.

L’assise du marché de la sculpture animalière est très large. Par le volume d’affaires, la Grande-Bretagne vient légèrement en tête. Elle draine les amateurs d’Amérique du Nord, d’Australie et du Commonwealth. Elle est suivie par la France, qui apparaît comme le grand réservoir des bronzes animaliers. La Belgique, la Suisse et l’Allemagne semblent aujourd’hui accroître leur intérêt pour ce marché.

Peinture moderne européenne
Marc Blondeau, expert, commente
Jusqu’en 1989, il y a un véritable engouement pour les impressionnistes. À partir de 1990, le marché est faussé car il n’est plus aussi international. Des artistes comme Chagall, Kisling, Rouault, Laurencin et Utrillo intéressaient surtout une clientèle japonaise qui aujourd’hui n’existe plus. Pour le reste, le marché évolue à nouveau depuis deux ou trois ans et reprend depuis 1997. Van Dongen a connu une hausse sensible l’an passé, mais les prix se sont tempérés depuis. Pour Bonnard, le marché demeure difficile. Comme pour Vuillard, qui est en ascension par rapport à Bonnard, c’est une affaire d’évolution des goûts et d’approvisionnement du marché. On ne trouve pas de Bonnard intéressant sur le marché, c’est-à-dire outre toutes ses œuvres nabies, ses nus et ses natures mortes colorées. Ses paysages sont nettement moins appréciés. C’est en général le sujet et l’importance de l’œuvre qui font les prix. Pour Braque comme pour Picasso, c’est l’époque cubiste qui est recherchée.
Or, il n’y a quasiment pas de tableaux cubistes proposés à la vente. Le marché devient de plus en plus étroit. On observe aujourd’hui une désaffection de l’École de Paris au profit des œuvres du XXe siècle, qui est liée à un changement de goût. Le manque d’œuvres importantes en peinture impressionniste est en partie responsable de ce désintérêt. Pour les chefs-d’œuvre, les prix ont retrouvé leur niveau de 1990 et l’ont même dépassé. Le marché, qui comprend plutôt des acheteurs américains mais également des collectionneurs européens, est devenu très sélectif et n’est plus spéculatif.

Basquiat
Philippe Segalot, directeur mondial du département Art contemporain, Christie’s, commente
Basquiat fait partie des artistes les plus chers des vingt dernières années. Il a produit de façon très libérée, ne détruisant rien, et la qualité de ses œuvres, que l’on retrouve régulièrement dans les ventes d’art contemporain de Londres et de New York, est très inégale. On ne peut pas comparer ses tableaux entre eux. En 1989, les ventes de Basquiat, comme le marché de l’art dans son ensemble, ont connu une surchauffe. Les prix baissent en 1991, mais pas aussi sensiblement que pour d’autres artistes contemporains. Le marché repart en 1993, et le mouvement s’est accéléré depuis un an et demi. Le fléchissement qui apparaît en 1994-1995 est dû à l’absence d’œuvres majeures durant cette période. 1998 a été une année importante pour Basquiat. De grands tableaux ont atteint des records de prix : le 14 mai, Unbreakable, vendu à New York par Sotheby’s, a fait 596 500 dollars, puis un autoportrait de 1982 – la meilleure année pour l’artiste – a été adjugé à New York par Christie’s, le 12 novembre, 3 302 500 dollars, dernier record en date. La vente de Sotheby’s des 17 et 18 novembre, à New York, où de bons résultats ont été obtenus (710 500 dollars pour Untitled, 195 000 pour Thin in the Old, 134 500 pour Big Sun), a certainement été influencée par le prix de l’autoportrait. La reconnaissance unanime de l’œuvre de Basquiat et la qualité des tableaux vendus en 1998 sont responsables de cette explosion des prix, qui ont dépassé le niveau de 1989. Cependant, la hausse des prix entre 1997 et 1998 ne rend pas du tout compte de la réalité du marché. L’état du marché en 1997 était aussi favorable qu’en 1998. C’est la qualité des objets proposés qui a changé, et l’autoportrait – parce que c’était sans doute le meilleur tableau passé depuis dix ans en vente publique –aurait peut-être fait le même prix en 1997, ou au moins 1 million de dollars, car seul le jeu des enchères a poussé les deux enchérisseurs jusqu’à leurs limites. Le prix de 3,3 millions de dollars peut être considéré comme une anticipation du marché : si l’autoportrait ne vaut pas cette somme aujourd’hui, il la vaudra indubitablement très vite.

Le marché de Basquiat a été pendant longtemps un marché professionnel, c’est-à-dire que seuls les marchands, aux États-Unis et surtout en Europe, achetaient. Depuis deux ou trois ans, il s’est élargi aux collectionneurs américains et européens, pour parvenir à des niveaux de prix qui échappent aux marchands. C’est donc aujourd’hui un vrai marché, beaucoup plus sain qu’auparavant. Étrangement, Basquiat n’a pas encore eu de reconnaissance de la part des institutions européennes, ni même américaines. Il n’a jamais eu de rétrospective aux États-Unis, alors qu’il est un des grands peintres des vingt dernières années. Si, en 1999, il y a à nouveau sur le marché des tableaux importants, ils feront de très gros prix, peut-être pas 3 millions de dollars mais certainement au-dessus d’un million.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°73 du 18 décembre 1998, avec le titre suivant : Des dessins italiens anciens à Jean-Michel Basquiat : les tendances du marché commentées par des experts

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