Ventes aux enchères

ENTRETIEN

Claude Aguttes, commissaire-priseur : « les collectionneurs de manuscrits n’ont pas pu en acheter pendant des années »

Par Marie Potard · Le Journal des Arts

Le 29 mars 2018 - 1159 mots

Le commissaire-priseur a été choisi pour coordonner la dispersion du « fonds Aristophil ». Il explique les complexités de cette vente.

Né en 1948 à Bourges, Claude Aguttes obtient son examen de commissaire-priseur et est nommé en 1973 à Clermont-Ferrand. Après vingt ans passés en province, il rachète en 1995 l’étude de Me Gabrielle Ionesco à Neuilly-sur-Seine. En quelques années, il constitue l’une des maisons de ventes aux enchères les plus dynamiques de France, se hissant à la quatrième place en 2017 avec un chiffre d’affaires de 45,1 millions d’euros frais compris.
 

La justice vous a confié la coordination des ventes des fonds Aristophil. Qu’est-ce qui vous a motivé ?

J’ai reçu un appel d’offres, comme d’autres ont dû en recevoir et le dossier m’a plu : il y a des objets extraordinaires, une quantité ahurissante de pièces, une kyrielle de clients différents et enfin, c’est une affaire au long cours sur laquelle nous pouvons travailler pendant des années. Et pour un commissaire-priseur qui repart à zéro chaque 1er janvier, c’est formidable. De plus, j’avais les moyens financiers de le faire (à ce jour, j’ai investi 1,8 million d’euros pour ce dossier). Nous étions plusieurs concurrents au départ, mais au final, nous nous sommes retrouvés tous seuls, car ce que demandait le tribunal n’était pas d’avoir des clients à New York – nous les avons tous avec une bonne publicité –, mais comment transporter, gérer, conserver, assurer ce fonds immense. J’avais les idées et mon associé (Hugues de Chabannes) les a concrétisées. Aller à la rencontre des clients floués (j’ai organisé plusieurs réunions dans les grandes villes de France), leur montrer que quelqu’un s’occupe d’eux quand certains ont tout investi, c’est ça qui me pousse même si je reste un chef d’entreprise. Je fais tout pour ne pas perdre d’argent, mais pour l’instant, nous n’en avons pas gagné. Si on en gagne, tant mieux, il n’y a pas de raison vu la masse de lots. Et ce dossier peut nous donner une certaine crédibilité sur le marché.

Comment vous rémunérez-vous ?

Je perçois des honoraires légaux pour les ventes de la liquidation (7 % TTC frais vendeurs/14,4 % TTC frais acheteurs - 12,66 TTC pour les livres). Concernant les ventes des indivisions et les contrats Amadeus, il n’y a pas de frais vendeur, mais 25 % de frais acheteur hors taxes. Il sera prévu une bourse commune entre les maisons de ventes qui seront retenues – puisque je ne serai pas tout seul à disperser ce fonds –, pour qu’aucune ne soit lésée.

Comment interprétez-vous les 30 % d’invendus de la vente du 20 décembre ?

70 % de lots vendus, c’est une bonne réussite. 30 % d’invendus, c’est le taux normal dans une vente de manuscrits. Le Rapport annuel Artprice du marché de l’art mondial 2017 pointe le parfait taux d’invendus : 34 %. Pour la liquidation, il n’y aura pas d’invendus, car nous vendrons. Pour le reste, on vend en dessous de 10 % de notre estimation de départ. Ce qui n’est pas vendu revient à l’étude, puis on le remettra en vente et on vendra plus tard…

À combien évaluez-vous le surprix payé par les clients d’Aristophil ?

Ce dossier touche 18 000 personnes. Chaque cas est différent et on ne peut pas faire de généralité. Pratiquement tout le monde subira une grosse perte et dans certains cas, cette perte pourra aller jusqu’à 90 %.

Y avait-il d’autres possibilités que de disperser ces lots en ventes publiques ?

D’après ce que je sais, quelqu’un aurait envisagé de racheter la totalité pour 200 à 300 millions d’euros (pour un prix d’achat des clients investisseurs de 800 millions d’euros). Mais cela ne s’est pas fait. Cependant, la vente publique est la plus « juste » : certaines œuvres vont se vendre, pas au prix d’achat mais pas loin, et d’autres vont se vendre mal, voire pas du tout. Alors comment répartir une somme globale ? Si tout le monde perçoit un pourcentage sur un total, ceux qui ont fait un bon achat vont perdre leur plus-value, alors que dans le cadre de la vente publique, chacun reste face à son achat personnel.

La dispersion doit se faire sur six ans. Pourquoi ?

Si les ventes marchent formidablement bien, nous accélérerons le rythme et ce sera peut-être cinq ans. Si les ventes patinent, ça sera huit ans. Nous n’avons pas de délai. Et puis, sur les 18 000 victimes, il y en a peut-être 10 000 qui ne nous ont pas encore contactés. Les ventes se feront par thème (douze en tout). Par exemple, si on fait une vente de musique, il est certain qu’on ne pourra pas en faire plus de trois par an. En 2018, nous allons peut-être organiser trente ventes au maximum : trois ventes de timbres, trois ventes de documents historiques, trois ventes sur le surréalisme…

On vous a reproché de ne pas avoir fait assez de promotion à l’étranger ?

Nous avons eu 591 articles à l’étranger enregistrés au 11 décembre, soit neuf jours avant la vente (et selon moi, 800 au 20 décembre). Ariane Adeline (experte en manuscrits anciens, chartes et incunables, Moyen Âge et Renaissance) a fait le tour de tous les grands musées et collectionneurs américains. La difficulté va être de maintenir l’excitation. En même temps, les collectionneurs de manuscrits n’ont pas pu en acheter pendant des années parce qu’Aristophil raflait tout, donc il y a une attente de leur part. À l’inverse, peut-être en avons-nous perdu certains, lassés d’attendre.

Combien de manuscrits peuvent être revendiqués par l’État ?

L’État a consulté nos listes en amont et a considéré que 4 000 documents peuvent être revendiqués. Tous les jours, des conservateurs viennent consulter des œuvres. [NDLR, actuellement, selon Claude Aguttes, seuls quarante-cinq lots sont revendiqués par le ministère des Affaires étrangères]. Un document revendiqué est un drame pour le vendeur, qui ne perçoit alors aucune indemnisation. Nous essayons de voir quand Aristophil a acheté ces œuvres (les bordereaux représentent deux camions), car le vade-mecum concernant la revendication des archives publiques prévoit que si une œuvre est passée en vente publique récemment, l’État doit s’abstenir de revendiquer.

Comment va Monsieur Lhéritier ?

Je n’ai pas le droit de lui parler, mais il semble qu’il vive assez mal la situation depuis Nice. Pour l’instant, il n’est pas inquiété pénalement, car c’est le produit global de la vente qui déterminera s’il a commis un délit ou pas. Dans la vente du 20 décembre, nous sommes pratiquement aux mêmes prix que les prix d’achat en vente publique, à 2 % près. Ce qui n’est pas le cas pour les ventes de gré à gré, où les prix d’achat étaient bien plus élevés. Par exemple, le manuscrit d’Einstein a été acheté 400 000 euros en vente publique, Lhéritier l’a proposé à 25 millions en indivision (sans trouver preneur), alors qu’il vaut entre 400 000 et 700 000 euros ! Néanmoins, le passé ne me concerne pas. Mon but est de faire au mieux pour le présent et les propriétaires.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°498 du 30 mars 2018, avec le titre suivant : Claude Aguttes, commissaire-priseur : « les collectionneurs de manuscrits n’ont pas pu en acheter pendant des années »

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