Art contemporain

Ceija Stojka enfer et beauté

Par Colin Cyvoct · L'ŒIL

Le 26 mars 2018 - 1792 mots

Rom, déportée à l’âge de neuf ans, survivante des camps de concentration, Ceija Stojka a commencé à peindre à l’âge de 50 ans pour témoigner, avec une rare candeur qui rend encore plus insupportable l’horreur.

Deux paires de bottes noires se dressent au ras des yeux. Brossées brutalement à l’acrylique, elles occupent presque toute la surface du carton sur lequel Ceija Stojka a peint un souvenir. À gauche, six énormes corbeaux noirs de déploient sur un ciel bleu saturé. Au sol, piétinée par les bottes, une forme grise toute plate se termine par des doigts humains. L’enfant, raflée à l’âge de 9 ans, a survécu plus de deux ans en déportation à Auschwitz-Birkenau, Ravensbrück et Bergen-Belsen. Cette peinture datée de 2006, signée en bas à droite par une petite branche marron évoquant l’arbre qui a sauvé la vie de la petite fille en lui permettant de boire sa sève et de manger ses feuilles, montre avec une poignante simplicité ce que voyait l’enfant à sa hauteur d’yeux.

Un témoignage de la condition tzigane

C’est tellement exceptionnel de découvrir une « artiste » si simplement humaine, de tomber en arrêt devant des peintures et des dessins terriblement présents, souvent durs, très durs, contrastés en noirs et blancs vertigineux, ou éclatants de couleurs foudroyantes. Cœurs fragiles s’abstenir ! Déportée avec sa mère et ses cinq frères et sœurs, Ceija Stojka apparaît aujourd’hui comme l’un des rares témoins rom à avoir laissé des témoignages écrits, dessinés et peints sur ce qu’elle a vécu et souffert dans sa chair et dans son esprit sous le IIIe Reich. Cinquième enfant d’une fratrie de six, elle est née en Styrie, une province du sud de l’Autriche, dans une famille rom issue d’une lignée de marchands de chevaux, les Lovara, originaires de Hongrie, installés en Autriche depuis plusieurs siècles.

La famille mène une vie nomade dans un pays où la discrimination et la marginalisation des Roms et des Sintis autrichiens s’est encore intensifiée à partir de la crise économique de 1929. Des lois protectionnistes les excluent toujours plus des métiers itinérants liés à l’artisanat et à la musique. En janvier 1933, année de naissance de Ceija, une première « Conférence tzigane » a lieu pour envisager des solutions possibles à la « question tzigane », telles que les camps de travail, la castration et la déportation vers une île tropicale. Après l’Anschluss (l’annexion de l’Autriche par l’Allemagne le 12 mars 1938), la loi allemande s’applique à tout le territoire autrichien, notamment le décret de « lutte contre le fléau tzigane » instauré par Himmler. Les Tziganes, considérés comme asociaux, sont recensés et enregistrés par les services de police. Les enfants sont exclus des écoles, les mariages mixtes interdits.

Dans cet univers de plus en plus hostile, la famille Stojka se sédentarise à Vienne. « Pour ne pas se faire remarquer, mon père a transformé la roulotte en maison de bois. Mais bientôt des barbelés ont été posés tout autour et on n’avait plus le droit d’en sortir. On vivait tout le temps dans la peur, avec la perte, les transformations. Il fallait toujours être sur le qui-vive pour qu’en cas de rafle, on puisse vite tout ramasser et partir en courant et nous cacher sous un arbre ou dans un tas de feuilles. Entretemps, ils ont arrêté mon père et l’ont amené à Dachau », témoigne Ceija Stojka dans son livre Je rêve que je vis? Libérée de Bergen-Belsen. Pour échapper aux rafles et survivre, la famille se cache, parfois en construisant dans le Kongreepark des abris improvisés constitués de quelques branches fourchues recouvertes de feuille mortes. « De l’extérieur, il fallait qu’on ne remarque rien, on ne devait laisser aucune trace. » Sidonie, la mère, parvient à nourrir ses enfants grâce à la complicité d’amis gadjé. Wackar Stojka, le père, est assassiné en 1942 au centre de mise à mort du château de Hartheim, en Haute-Autriche.

La libération des camps

Un décret du 29 janvier 1943 ordonne la déportation de tous les Tziganes dans la section tzigane (Zigeunerlager) du camp d’Auschwitz. Le 3 mars, Ceija, sa mère et ses frères et sœurs sont arrêtés et incarcérés à Vienne avant d’être déportés à Auschwitz-Birkenau. Un matricule débutant par Z (Zigeuner) est tatoué sur le bras de chaque membre de la famille. Ceija porte le numéro Z6399. Ossi, le plus jeune frère, meurt à 7 ans, contaminé par le typhus. Au printemps 1944, Ceija, sa mère et sa sœur Kathi sont déportées au camp de concentration de femmes de Ravensbrück où Mizi, son autre sœur, était déjà arrivée en avril. Ses frères Karl et Mongo sont déportés à Buchenwald. En janvier 1945, Ceija et sa mère sont transférées au camp de concentration de Bergen-Belsen.

Le 15 avril 1945, elles sont libérées par des soldats britanniques. Elles retournent à Vienne en traversant l’Allemagne à pied durant quatre mois. Elles y retrouvent Kathi, Mitzy, puis, plus tard, Mongo et Karl, qui ont également survécu aux massacres de près de 90 % des populations rom et sinti qui vivaient en Autriche. La famille habite un appartement abandonné par des nazis en fuite, mais en 1948 les propriétaires reviennent et reprennent possession de leur bien. La famille Stojka, comme de nombreux survivants tziganes des camps, ne retrouve pas de logement. Elle reprend alors une vie nomade de marchand ambulant de chevaux, l’été en roulotte, l’hiver dans des chambres meublées. Ceija a un premier enfant en 1949, Hojda, suivi par Silvie, née en 1951, et Jano, en 1955. Elle habite Vienne, vend des tissus en faisant du porte à porte, et obtient en 1959 un permis pour exercer le métier de marchande de tapis sur les marchés, activité qu’elle poursuivra jusqu’en 1984. Son fils Jano décède brutalement le 11 octobre 1979 à l’âge de 23 ans. Toutes ces années s’écoulent entre labeur, contraintes familiales et servitudes ménagères.
 

À 50 ans, la peinture

Petite fille, Ceija a peu fréquenté l’école, mais elle a tenu à reprendre l’apprentissage de la lecture et de l’écriture après la guerre. Quand Karin Berger, réalisatrice de films documentaires, la rencontre en 1986 pour l’interroger sur son vécu de déportée, elle découvre que Ceija a écrit de nombreux courts textes où elle met en mots ses souvenirs. « J’avais envie de parler à quelqu’un, personne pour m’écouter et je savais que je pouvais écrire ce que je voulais. Au début, c’était difficile. J’ai essayé de les montrer à mon frère Karl qui m’a dit de les jeter. J’ai gardé tous mes papiers et j’ai écrit dans ma cuisine, entre la préparation des plats et la vaisselle. En fin de compte, personne ne pouvait m’arrêter. » À partir de cette rencontre avec Karin Berger, et grâce aux encouragements et à l’aide de la documentariste, Ceija met en forme un premier livre, Wir leben im Verborgenen – Erinnerungen einer Ron-Zigeunerin (« Nous vivons cachés – Souvenirs d’une Rom ») qui paraît en 1988. Elle entreprend aussi de chanter en public ses propres compositions ainsi que des chansons traditionnelles Lovara.

L’année de ses 50 ans, elle commence à peindre. Il ne faut y voir nul hasard, comme on a pu le lire ici et là : son frère Karl, également autodidacte, peint depuis 1985 des tableaux aux couleurs tranchées évoquant frontalement la terreur nazie. Acharnée, Ceija peint chaque jour, installée à la table du salon de son petit appartement viennois. Elle a réalisé jusqu’à sa disparition en 2013 plus d’un millier de dessins et de peintures sur papier, carton ou toile. Elle-même distinguait les sombres (dunkle Bilder) des clairs (helle Bilder).

Les premiers, parmi lesquels beaucoup de dessins noirs, évoquent la traque et les camps. Certains apparaissent presque abstraits tant les formes humaines sont enchevêtrées – tels Mort, non daté, ou Direction le crématorium, daté 08-09-2003, deux sidérantes encres sur papier. Parmi d’autres peintures insupportables, SS, daté de 1995 : des corps nus, roses, chutent dans un brasier flamboyant. Dantesque ! Ici, comme dans ses écrits, Ceija Stojka nous confronte à une « réalité » tout simplement impensable. Il paraît tellement impossible que ce qui est représenté par ses dessins et ses peintures, que ce qui est écrit dans ses livres, évoque des choses qu’elle a vues, des expériences qu’elle a vécues. « Quand on est arrivé là-bas, derrière ces barbelés tout neufs, qui scintillaient au soleil, les morts, c’est la première chose qu’on a vue. Ils étaient ouverts de haut en bas, vidés, il n’y avait que les côtes et la peau, toutes les entrailles manquaient, ça veut dire qu’ils avaient été déchirés par les gens et les gens avaient mangé l’intérieur […]. S’il n’y avait pas eu les morts, on serait morts de froid. Ma mère disait : “Mieux vaut se glisser avec les morts, tu seras à l’abri du vent, et de toute façon, tu n’as pas peur !” Alors je me suis glissée là-dedans, la tête dehors et les pieds dedans. Il faisait bien chaud à l’intérieur. » Ceija avait 11 ans. Se réfugier au milieu des morts la protégeait également des gardiens SS qui en restaient éloignés par crainte de contamination.

Ceija Stojka interrogeait : « Pourquoi tout le monde veut voir seulement mes œuvres sombres ? » Elle trouvait les claires « bien plus belles ». Elle avait raison. Un champ submergé de tournesols, des tapis aux couleurs chaleureuses suspendus sous des arbres en fleurs apparaissent comme des hymnes à la vie, à l’amour, à la beauté. Comme de vraies et magnifiques victoires d’une survivante à la barbarie nazie. Quand Xavier Marchand, directeur de la compagnie de théâtre Lanicolacheur à Marseille, fait découvrir l’œuvre de Ceija Stojka à Antoine de Galbert, créateur et directeur de La Maison rouge, celui-ci est tellement impressionné par la qualité des réalisations de l’artiste rom qu’il décide de retarder de quelques mois la fermeture définitive du centre d’art parisien pour y présenter près de cent trente de ses peintures et dessins, à découvrir jusqu’au 23 mai.

« Ceija Stojka, une artiste rom dans le siècle »,
jusqu’au 23 mai 2018. La Maison rouge, Fondation Antoine de Galbert, 10, bd de la Bastille, Paris-12e. Du mercredi au dimanche de 11 h à 19 h. Nocturne le jeudi jusqu’à 21 h. Fermé le 1er mai. Tarifs 10 et 7 €. www.lamaisonrouge.org
Ceija Stojka,

Auschwitz est mon manteau et autres chants tsiganes,

éditions Bruno Doucey, 128 p., 15 €.
23 mai 1933
Naissance à Kraubath, en Styrie (Autriche)
Mars 1943
Ceija, sa mère et ses frères et sœurs sont emprisonnés à Vienne puis déportés à Auschwitz-Birkenau.
Printemps 1944
Ceija est déportée avec sa mère à Ravensbrück
Janvier 1945
Ceija et sa mère sont emprisonnées au camp de concentration de Bergen-Belsen. Elles seront libérées en avril par l’armée britannique
1988
Ceija commence à dessiner et à peindre
28 janvier 2013
Décès de Ceija Stojka
2017
Exposition « Ceija Stojka, une artiste rom dans le siècle » , à la Friche la Belle de mai, à Marseille

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°711 du 1 avril 2018, avec le titre suivant : Ceija Stojka enfer et beauté

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