Enquête

Californie : des affreux jojos aux radicaux

Par Roxana Azimi · L'ŒIL

Le 1 juillet 2005 - 1279 mots

Affreux, sales et méchants. Telle est l’image trash de beaucoup d’artistes californiens, engagés dans une dialectique entre art abject et culture officielle. Pourtant, derrière les affreux jojos comme Paul McCarthy ou Mike Kelley, le regard slalome entre le conceptuel radical John Baldessari et l’artiste pop et conceptuel Edward Ruscha.

Malgré le mythe de la ruée vers l’or, la plupart des artistes californiens n’ont connu de succès marchand que sur le tard. « C’est un art très engagé et de performance. Il travaille sur les perversions qui peuvent nourrir le système, défend le galeriste parisien Georges-Philippe Vallois.
Los Angeles est un lieu où l’insolence peut survivre, car c’est moins calibré que New York. Les jeunes artistes n’y sont pas immédiatement pris en main, et soumis aux pressions commerciales. Ils font des œuvres qui ne s’inscrivent pas dans un appartement de Park Avenue. » Et pourtant les résidents des quartiers chics de la côte Est commencent à s’encanailler avec leurs installations séditieuses.

Paul McCarthy et Mike Kelley
En 1994, la galerie Georges-Philippe et Nathalie Vallois exposait pour 240 000 francs une pièce de Paul McCarthy (né en 1945), baptisée Innocence. Accueil critique et commercial : zéro ! Le couple présentait dans le même temps douze dessins pour 60 000 francs. « Chaque dessin pris individuellement vaudrait plus que ça aujourd’hui », remarque Georges-Philippe Vallois. Six mois plus tard, la galerie Air de Paris affichait une installation vidéo de McCarthy baptisée Pinocchio Pipenose Householddilemma. L’œuvre sera rapidement négociée pour 70 000 dollars à un musée espagnol. Vers 1995, la galerie Vallois vend des photos baptisées Propos pour 38 000 francs à la collection de la baronne Lambert. Les photos récentes se négociaient autour de 20 000 dollars sur la foire londonienne de Frieze en octobre dernier. Il faut compter aujourd’hui entre 300 000 et 600 000 dollars pour des installations de McCarthy à la galerie zurichoise Hauser & Wirth, chef d’orchestre de son revival. « Là où en Europe ou à New York, on pense qu’un artiste est cuit à quarante ans s’il ne s’est rien passé, le temps à Los Angeles est plus long. Soit les artistes choisissaient de partir à New York, soit ils restaient à L.A. et s’entraidaient », souligne Georges-Philippe Vallois.
En termes d’entraide, le rôle de Mike Kelley (né en 1954) aura été capital. Sa notoriété, entretenue
par la galerie Metro Pictures à New York, a permis d’exhumer McCarthy et de donner un coup de projecteur sur leurs disciples. À Frieze en septembre dernier, il fallait compter entre 12 000 et 15 000 dollars pour les œuvres sur papier de Kelley. La barre se dresse plus haut pour ses photos. Un ensemble de huit photos issues de la collection de la baronne Lambert s’envolait pour 411 200 dollars chez Phillips en novembre dernier. Ses petites sculptures de 1989-1990, constituées d’animaux en peluche, valent dans les 50 000 dollars en vente publique. Une grande sculpture au titre « tout en déclicatesse » ET’s Long Neck, Two Brains, Penis and Scrotum s’est adjugée à son estimation haute de 408 000 dollars en mai dernier chez Christie’s.
Toujours en mai, cette fois chez Phillips, une œuvre de boutons, capsules, perles de verre enfermés dans un cadre et baptisée Memory ware Flat # 34 doublait son estimation pour atteindre 385 600 dollars.

Richard Jackson, Jason Rhoades et Martin Kersels
Dans la foulée de cette réhabilitation, d’autres artistes sortent des remises. C’est le cas de Richard Jackson qui, à l’âge de soixante-sept ans, jouit d’un éclairage tardif. Ses prix restent cinq fois moins élevés que ceux d’un McCarthy. Plus proche des artistes d’assemblages et d’installation, notamment d’Ed Kienholz (1927-1994), que de ceux de performance, Jackson ne joue pas forcément sur le registre scatologique de ses confrères. « Il est arrivé à Los Angeles à une époque marquée par l’expressionnisme abstrait, les couleurs suaves. Il a commencé à faire des peintures qui étaient des peintures de performance », indique Georges-Philippe Vallois. Voilà un an et demi, la galerie cédait pour 50 000 dollars Crazy Boy au Fond national d’art contemporain (Fnac). Mais la provocation facile n’est jamais très loin. En témoignent les nounours pissant de la peinture (90 000 dollars), présentés dans le maelström de l’exposition « Dionysiac » du Centre Pompidou au printemps dernier (cf. L’Œil n° 566).
Bien que son œuvre ait récemment perdu de sa verve, Jason Rhoades (né en 1965) est l’une des jeunes stars de cet art made in California. Sur Frieze à l’automne dernier, la galerie new-yorkaise Zwirner proposait pour 1,2 million de dollars une grande installation cacophonique composée notamment de néons indiquant bacon, meat, temple of delight. Sur la même foire, une plus petite installation d’inspiration similaire pouvait s’offrir pour 75 000 dollars.
Élève de Paul McCarthy et de Richard Jackson, Martin Kersels (né en 1960) fait d’abord ses armes dans la musique et la performance avant de taquiner la sculpture. On peut découvrir jusqu’au 18 septembre au Jeu de Paume, dans le cadre de l’exposition « Burlesques contemporains », une grosse baleine avachie recouverte d’une mosaïque de verre, baptisée Fat Man, du nom d’une bombe atomique. Il en coûtera environ 50 000 dollars à l’amateur de ce mammifère aux atours très disco ! Les instruments de musique artisanaux et un brin déjantés présentés dans l’exposition « Orchestra for idiots » en avril dernier chez Georges-Philippe et Nathalie Vallois valent entre 3 500 et 8 000 euros.

John Baldessari et Edward Ruscha
Derrière ces artistes qui, d’une façon ou d’une autre, peinent à dépasser le stade anal ou génital, d’autres créateurs moins tonitruants sont exhumés par le marché. C’est le cas de l’artiste conceptuel John Baldessari (né en 1931), qui délaisse la peinture à la fin des années 1950 tout en gardant le tableau comme support. Il commence alors à travailler sur le langage par des jeux de photomontage. Des frémissements pouvaient se sentir sur Art Basel Miami où pas moins de six galeries présentaient ses pièces. D’après le courtier Marc Blondeau, des œuvres qui voilà cinq ans se négociaient autour de 40 000-50 000 dollars valent aujourd’hui entre 100 000 et 150 000 dollars. En mai 2000, un ensemble de neuf photos baptisé Choosing (a game for two players)-garlic, terrassait son estimation de 30 000 dollars pour atteindre 203 750 dollars. Une preuve supplémentaire que le rythme de reconnaissance du marché de l’art est différent de celui de l’histoire de l’art.
Maître d’œuvre du pavillon américain, Edward Ruscha (né en 1937) a vu ses prix progresser de manière époustouflante. D’après la base de données Artprice, ses prix ont quintuplé en sept ans. Cette reconnaissance tardive trouve sa source dans l’inflation des cotes des artistes majeurs du Pop Art. Paysages et panneaux publicitaires peints dans une perfection de papier glacé constituent ses premières toiles. Peu à peu, mots et phrases s’immiscent dans ses tableaux. La conjugaison du texte à l’image ne manque pas d’humour. « Ce sont des images simples, ouvertes, qui ne s’embarrassent pas dans une imagerie », remarque Grégoire Billault, spécialiste de Sotheby’s.
Le déclic de la hausse se fait en mai 2002 chez Christie’s. Talk about space (1963) aligne alors 3,5 millions de dollars. La donne se confirme en mai 2004 à nouveau chez Christie’s avec Damage (1964). Le jackpot est à nouveau de 3,5 millions de dollars. Tout ne se négocie pas à des prix XXL. Les vrais aficionados savent que les livres occupent une place centrale dans son œuvre depuis son premier livre, Twentysix Gasoline Stations, publié en 1962. « Je crois vraiment que mes livres ont été très radicaux, peut-être ce qu’il y a de plus radical dans tout ce que j’ai fait… Mes tableaux ne sont peut-être pas révolutionnaires, mais les livres que j’ai faits étaient en quelque sorte des verrous qui sautaient », déclarait-il dans le catalogue de sa rétrospective au Centre Pompidou en 1989. La progression des prix est moins ostentatoire que celle de ses toiles. Pourtant, beaucoup d’eau a coulé sous les ponts depuis les années 1980 où les livres se disputaient pour une poignée de dollars. On est passé aujourd’hui à 400 voire 1 000 euros pour une première édition. Un prix encore raisonnable pour un médium clé.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°571 du 1 juillet 2005, avec le titre suivant : Californie : des affreux jojos aux radicaux

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