Bande dessinée - Le marché se dessine

Par Éléonore Thery · Le Journal des Arts

Le 13 mars 2013 - 1204 mots

En plein essor, le marché du 9e art couronne les créateurs historiques comme les contemporains. Dans ce secteur sélectif, Artcurial se place en tête tandis que d’autres acteurs obtiennent des succès contrastés.

Médiatisé depuis quelques années grâce aux ventes aux enchères, le marché du 9e art n’est pourtant pas nouveau. « Il y a toujours eu des collectionneurs de planches de BD, mais les ventes se faisaient de gré à gré », explique Jean-Marc Thévenet, ancien directeur du Festival international de la bande dessinée d’Angoulême et expert de Sotheby’s. La première apparition d’importance en vente publique est celle de Philippe Druillet dès les années 1980. « Il a été précurseur », poursuit l’expert. Dès lors la BD, considérée comme un art populaire, gagne peu à peu ses lettres de noblesse. Le véritable déclic se produit en 2007, avec la vente d’Artcurial consacrée à Enki Bilal : 32 lots sont cédés 1,3 million d’euros frais compris. « Cette vente a donné une audience formidable à la BD et a été un formidable accélérateur pour le marché », analyse François Tajan, coprésident de la maison de ventes. La récurrence des ventes a permis au cours des trois dernières années de voir émerger une nouvelle clientèle. Pourtant, alors que les records se succèdent, « les cotes n’ont pas tant monté depuis dix ans », tempère Eric Leroy, expert de la maison.

Artcurial, leader incontesté
Leader en ce domaine, Artcurial aligne des chiffres impressionnants : près de 12 millions de chiffre d’affaires pour le 9e art en 2012, soit une hausse spectaculaire de 82 % par rapport à 2011, faisant de la bande dessinée le quatrième département de la maison. Dernier fait de haut vol : le 2 juin 2012, record du monde pour une œuvre de bande dessinée avec la vente d’une illustration originale de Tintin en Amérique envolée à 1,3 million d’euros. « Chez Artcurial, nous aimons ces nouveaux marchés, notre vocation est de suivre l’évolution du goût », explique François Tajan. Également dans la course et talonnant le meneur, Millon organise des ventes en duplex entre la Belgique et la France. Le produit de sa dernière vacation, le 8 décembre 2012, se monte à 1,2 million d’euros frais compris, avec une planche d’Uderzo à l’encre de Chine pour La Grande Traversée d’Astérix adjugée à 110 000 euros et un record pour Jean Roba. La maison se distingue par des partenariats de long terme conclus avec des artistes tels que Milo Manara. Autre acteur du marché, Piasa organise depuis 2010 des ventes consacrées à Hergé en collaboration avec Moulinsart. La dernière en date, le 18 novembre 2012, a totalisé 274 250 euros.

Parmi les derniers à avoir pris le train en marche, tous ne sont pas logés à la même enseigne. L’anglo-saxonne Sotheby’s a obtenu des résultats mitigés pour sa première vente le 4 juillet 2012. Certes, la maison a totalisé 650 000 d’euros d’enchères et réalisé un bon score pour une planche originale de Tintin issue de L’Étoile mystérieuse, adjugée 234 750 euros, mais les deux tiers des lots sont restés invendus. « Nous n’étions pas encore identifiés comme maison où acheter de la BD », analyse Sophie Dufresne, directrice de la communication. Sotheby’s organisera désormais une vacation par an, avec une politique ultra-sélective. « Nous ne vendons pas de produits dérivés et nous nous contentons d’une centaine de lots de grande qualité par vente. Nous sommes heureux d’être dans le rôle du challenger », précise l’expert Jean-Marc Thévenet. Quant à Cornette de Saint Cyr, il mixe BD et illustration : lors de sa première vente en décembre 2011, deux records ont été battus pour une planche originale de Gaston par Franquin adjugée 72 500 euros et un crayonné de Hergé cédé 187 500 euros.

Chez Pierre Bergé, qui avait inauguré en grande pompe un département bande dessinée à l’automne 2011, avec quatre ventes, dont l’une, décevante, consacrée à Jacques Martin (Alix), l’expérience ne sera pas renouvelée. Enfin, l’étude Tajan, qui s’était fait remarquer en 2010 avec une vente totalisant 1,2 million d’euros, n’a rien proposé par la suite. « Ce marché est très sélectif, seules les meilleures pièces trouvent preneur à des prix élevés », constate François Tajan (d’Artcurial).
Le marché est aujourd’hui centré sur Paris, Bruxelles et les États-Unis. Même du côté de l’Asie, rien ne bouge « Les mangas fonctionnent comme des studios, aussi il est compliqué de trouver des originaux, et cette façon de procéder ne peut pas créer de cotes », précise le commissaire-priseur d’Artcurial. Mais si le 9e art se vend principalement aux enchères, il ne faut pourtant pas négliger la place des galeries. Parmi celles qui officient à Paris figurent les galeries Daniel Maghen, Oblique, 9e Art, Martel, Jean-Marc Thévenet, tandis que Petits papiers est ancrée à Bruxelles. « Nous participons évidemment au travail de cote des artistes, chacun avec une ligne éditoriale différente », explique Jean Marc Thévenet.

De l’album à la planche
Qui sont alors les stars de ce marché émergent ? « Hergé, Franquin, Moebius, Bilal et Pratt constituent la dream team », plaisante Jean- Marc Thévenet. Quand la bande dessinée historique franco-belge couronne Hergé, Franquin, Uderzo ou Roba, les auteurs contemporains tels que Moebius, Philippe Druillet, François Schuiten ou Jacques de Loustal ne sont pas en reste, avec, en tête de file, Enki Bilal, artiste vivant de BD le plus cher du monde. Mais la jeune génération, qui propose « un mode d’expression graphique très différent, sans bulles par exemple », précise l’expert de Sotheby’s, se défend aussi : ainsi de Nicolas de Crécy, Blutch ou Manu Larcenet – comptez 700 à 800 euros hors frais pour ce dernier.

Pour ces artistes, le marché a glissé de l’album vers la planche. « C’est le côté matrice, dessin de la main qui l’emporte », explique François Tajan. Si bien que la question de l’album ne se pose même plus pour les auteurs contemporains, dont les méthodes de travail ont changé. Précisons que, « pour un même artiste, une planche peut ainsi varier du simple au double », selon l’ancien directeur du festival d’Angoulême. Outre l’état de conservation de la planche, la valeur d’une planche s’établit selon l’album – mythique ou pas – auquel elle appartient, le moment du récit dans lequel elle intervient, le découpage graphique réalisé, et enfin, la présence éventuelle du héros.

Quel peut être l’avenir pour ce marché ? Tout d’abord, la raréfaction des grands classiques, Hergé au premier chef, pourrait faire monter les cotes. Aussi, « les grands noms de la BD contemporains doivent prendre l’étendard », espère François Tajan. Autre facteur, les nouvelles générations d’acheteurs tendront à accompagner l’évolution des mentalités et feront ainsi évoluer le marché. Enfin, sur la question de savoir si le secteur pourrait basculer d’une clientèle de passionnés, souvent fortement imprégnés de la nostalgie de leurs lectures d’enfant, vers d’éventuels investisseurs, les avis divergent. Lors de la dernière vente Millon, l’expert Alain Huberty a noté la présence, parmi les acheteurs, d’une banque suisse et d’un fonds d’investissement en provenance de Hongkong. « Une première », assure-t-il. Pour Éric Leroy, expert chez Artcurial, il n’existe pas d’investisseurs dans ce marché de fins connaisseurs. Jean-Marc Thévenet, de son côté, tempère : « Nous sommes à la lisière de l’investissement »

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°387 du 15 mars 2013, avec le titre suivant : Bande dessinée - Le marché se dessine

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