L’usine conceptuelle des Herbert

L'ŒIL

Le 1 décembre 2000 - 1777 mots

Sous le titre « Many Colored Objects Placed Side by Side to Form a Row of Many Colored Objects », inspiré de celui d’une œuvre de Lawrence Weiner, Enrico Lunghi, directeur du Casino Luxembourg, présente jusqu’au 11 février un ensemble d’œuvres de la collection d’Annick
et Anton Herbert. Visite privée dans leur usine transformée en appartement.

Gand. Une rue située au bord d’un canal. Au milieu des petites maisons de briques, un portail s’ouvre sur une vaste cour cachée. Une usine se dresse là, avec ses murs bétonnés et son architecture ordinaire. Pourtant, ces vastes étages cachent l’une des plus belles collections d’art conceptuel, d’art minimal et d’Arte povera d’Europe. Construit avec rigueur depuis le début des années 70, cet ensemble monumental est l’œuvre d’Annick et Anton Herbert. Dès l’entrée, plusieurs œuvres magnifiques s’offrent à la vue du visiteur. Marcel Broodthaers, Niele Toroni, Richard Long, Gerhard Richter, On Kawara, Douglas Huebler, Michelangelo Pistoletto, entre autres, sont présentés dans des conditions exceptionnelles. Ici, nul espace véritablement intime. L’appartement gigantesque n’est plus qu’un vaste ensemble où les œuvres dialoguent entre elles. Cet engagement moral et physique (les deux collectionneurs vivent parmi leurs œuvres), cette démarche d’une extrême cohérence se doublent chez ce couple secret d’une volonté de fuir toute publicité. Rares sont donc ceux qui ont pu contempler leur collection. Pourtant, une partie de ces œuvres est aujourd’hui exposée au Casino Luxembourg. On y découvre avec surprise combien ces amateurs passionnés ont su poursuivre leur collection bien au-delà des habituels maîtres de l’art conceptuel pour découvrir dans l’œuvre d’artistes plus contemporains comme Mike Kelley ou Franz West une démarche et une méthode aussi rigoureuses que celles de leurs aînés.

Comment est née l’idée de présenter votre collection au Casino Luxembourg ?
Annick et Anton Herbert : Nous suivons les activités du Casino Luxembourg depuis ses débuts et nous y avons trouvé un esprit d’inititative et un engagement envers l’art contemporain qui nous ont séduits. Nous avions présenté une partie de notre collection au Van Abbemuseum d’Eindhoven il y a 16 ans. Il s’agissait alors d’une confrontation entre des œuvres de notre collection et celles d’un musée. Avec Enrico Lunghi nous avons développé l’idée de montrer l’état actuel de la collection, tout en instaurant un dialogue avec les espaces très particuliers de cet ancien casino bourgeois réaménagé par Urs Raussmüller en 1995 et situé à l’écart des grands circuits traditionnels de l’art international.

Qu’est-ce qui a changé depuis l’exposition d’Eindhoven ?
A. et A. H. : 1984 correspondait à un tournant dans notre pratique de collectionneurs. Nous venions d’acquérir un vaste bâtiment industriel à Gand. L’exposition nous a permis de mieux saisir ce que signifiait installer une œuvre. Elle nous a fait aussi  découvrir des priorités que nous n’avions pas remarquées auparavant. Robert Ryman par exemple était absent de notre collection. Cette exposition nous a surtout contraints à réfléchir sur les développements futurs de notre engagement.

1984, c’était aussi la fin d’un certain art conceptuel et minimal, mouvements qui constituaient le cœur de votre engagement de collectionneur.
A. et A. H. : Tout à fait. Or, ce qui se passait à cette époque en peinture ne nous passionnait pas vraiment. Nous nous sommes donc tournés vers une nouvelle génération d’artistes comme Martin Kippenberger, Franz West, Mike Kelley, Jan Vercruysse, Jean-Marc Bustamante qui posaient les questions qui nous paraissaient essentielles.
Enrico Lunghi : Ce qui me frappe, c’est la rigueur et la continuité avec lesquelles Annick et Anton ont collectionné sur près de 30 ans. Ils n’ont pas suivi les modes et se sont concentrés sur quelques artistes de leur génération, de la génération précédente et la suivante, en constituant le plus souvent des ensembles d’œuvres représentatifs de l’activité de chaque artiste.

Pourquoi montrer cela aujourd’hui ?
A. et A. H. : Nous nous interrogeons sur le sens de cette collection, sur son avenir, sur la forme définitive que nous souhaitons lui donner. La présenter au public atteste donc de ce questionnement.

Vous avez même déclaré que vous vouliez arrêter votre collection.
A. et A. H. : Pas exactement, il ne s’agit pas d’un arrêt mais d’un problème de disponibilité. Notre disponibilité envers ce qui se passe n’est pas éternelle. Nous avons constaté combien chaque génération demande une disponibilité différente. Or, nous ne voulons pas jouer au couple de patriarches soudain en phase avec les jeunes artistes. Nous n’allons pas pour autant nous détacher de l’actualité. Simplement, nous allons concentrer la suite de la collection sur les artistes que nous suivons depuis longtemps.

Cela signifie-t-il que vous êtes déconcertés par les productions contemporaines ?
A. et A. H. : Nous ne sommes pas déconcertés, loin de là. S’il est nécessaire de parler de surprise, il faudrait préciser qu’elle se situe plutôt du côté du marché avec son aspect possessif, mercantile et commercial, basé uniquement sur des rapports d’argent et non sur la passion ou sur l’engouement pour un artiste. Cet aspect de la création contemporaine nous déconcerte effectivement.

Comment se présente l’exposition ?
E. L. : Dès le début, nous savions qu’il fallait opérer des choix et que nous ne pourrions pas exposer toutes les œuvres que nous aurions aimé présenter. Nous avons cherché à refléter l’état d’esprit avec lequel la collection a été constituée, en montrant ses principales orientations. Nous avons également pensé à une exposition autonome qui marcherait dans les espaces du Casino Luxembourg et qui permettrait une vision des pièces aussi riche et respectueuse que possible. Il y a donc des ensembles monographiques autour de Carl Andre, Paolini, Broodthaers, Fabro, Merz, Gilbert & George, Nauman, Vercruysse, des salles regroupant des œuvres conceptuelles et un axe plus contemporain constitué par Kippenberger, Kelley et West auxquels s’ajoutent Bustamante, Mucha et Schütte.
A. et A. H. : Nous n’avions ni l’intention ni la prétention de réécrire l’histoire de l’art. Notre présentation est extrêmement subjective et partielle, c’est même ce qui fait sa force.

Dès lors, le collectionneur a-t-il une responsabilité face au public ? Doit-il privilégier sa subjectivité ou, au contraire, éclairer l’histoire de l’art en fonction de ses passions ? De plus, vous êtes des personnes fuyant toute médiatisation. N’y a-t-il pas là une sorte de danger à vous exposer ainsi ?
A. et A. H. : Vous exprimez là quelques-unes de nos préoccupations. Il y a bel et bien un danger dans le fait d’exposer ses passions et sa subjectivité. Mais avant de donner notre confiance aux gens du Casino, il nous a fallu beaucoup de temps. Nous avons trouvé en eux des interlocuteurs respectueux de nos demandes, sachant parfaitement nous protéger des aspects médiatiques de ce projet. Nous pensons qu’un collectionneur possède un rôle social dès qu’il sort de sa retraite pour s’exposer au public. Il doit donc assumer cette responsabilité.

Pourquoi ce choix du Casino ?
A. et A. H. : Pour les raisons que nous avons déjà évoquées, mais aussi parce que les grands axes (Paris, Londres, Berlin) ne nous intéressent pas. Ils entraînent trop de facteurs rédhibitoires. Au Casino, l’exposition s’est construite ensemble, en discussion permanente avec Enrico.
E. L. : Plus qu’une simple exposition, c’est d’un partage d’expériences et de connaissances dont il s’agit ici. Si Annick et Anton connaissent parfaitement les œuvres de leur collection et les exigences de leur présentation, j’ai en revanche une bonne expérience des expositions dans nos salles. Je crois aussi que la structure du Casino Luxembourg, avec ses cubes blancs, de dimensions humaines, insérés dans ce bâtiment du XIXe siècle, était à même d’offrir des conditions de visibilité assez remarquables pour les œuvres. Tout cela a fait l’objet de beaucoup de discussions, de confrontations de points de vue. Et puis, cette aventure commune s’est encore enrichie grâce au livre fait avec Yves Gevaert.

Pouvez-vous justement nous parler de cet ouvrage un peu spécifique ?
E. L. : Ce n’est ni un catalogue d’exposition ni un inventaire de la collection mais un regard subjectif porté par Yves Gevaert. Il a tenté de saisir l’esprit de la collection, en y intégrant des documents et des textes qui accompagnent les œuvres. Il offre une autre lecture possible de la structure de la collection.

Être collectionneur, n’est-ce pas instaurer un dialogue avec les artistes et leurs galeries ?
A. et A. H. : La discussion, la préparation, la rencontre de l’artiste et de la galerie font partie du processus même de notre collection. La préparation d’une décision nous prend toujours un temps infini. Cela paraît parfois une sorte de labeur compliqué, mais c’est nécessaire afin d’être certain que l’œuvre reste pertinente dans la production de l’artiste et surtout par rapport à notre collection. Si nous ne pouvons plus collectionner de cette manière, autant arrêter.

Avez-vous toujours fonctionné de cette manière ?
A. et A. H. : Lorsque nous avons débuté cette collection, nous avons rencontré des galeristes obsessionnels pour qui seul l’art conceptuel et l’art minimal étaient les formes vivantes de la création. L’exposition d’Harald Szeemann, « Quand les attitudes deviennent formes », représentait une nouvelle vérité pour nous. Il était alors essentiel de rencontrer ces artistes conceptuels, d’avoir avec eux un contact direct. Chaque vernissage était un événement. Les discussions, souvent théoriques, fusaient de toute part.

La photographie est peu présente dans votre collection, alors qu’il y a des pratiques photographiques proches des démarches conceptuelles.
A. et A. H. : C’est une bonne remarque. Mais nous devons avouer que la photographie, en tant que telle, est un domaine qui nous est toujours demeuré étranger. Nous sommes attachés à l’œuvre d’un artiste, pas au médium qu’il utilise.

Cet exemple n’atteste-t-il pas d’un refus de l’image chez vous ?
A. et A. H. : Nous ne sommes pas contre l’image. Simplement, il faudrait s’interroger sur la question du contenu de l’œuvre. Or, dans la photographie pure, nous ne rencontrons pas le type de projet artistique qui nous séduit.

L’une de vos spécificités réside dans le fait que votre espace d’habitation est totalement assujetti à votre passion de collectionneur.
A. et A. H. : C’est indispensable. Lorsque nous avons déménagé en 1984, nous avons tenu à trouver un espace suffisamment grand pour que nous puissions placer les œuvres dans les meilleures conditions. Il était hors de question que nous fassions des concessions sur l’espace nécessaire à chaque pièce. Collectionner, ce n’est pas amasser, c’est respecter scrupuleusement la volonté des artistes afin que leurs œuvres s’expriment du mieux possible. Celles-ci peuvent facilement être détruites par une présentation peu rigoureuse.

Est-ce là une manière de poursuivre votre travail d’accompagnement de l’œuvre ?
A. et A. H. : C’est exactement cela. Mais vous revenez ici à la question de la responsabilité du collectionneur. On m’a dernièrement demandé si une œuvre commençait à vivre quand elle a été achetée par un collectionneur. Je pense que c’est souvent le contraire. La plupart des pièces risquent d’être détruites lorsqu’elles sont acquises par un collectionneur ou une institution.

- LUXEMBOURG, Casino Luxembourg, jusqu’au 11 février.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°522 du 1 décembre 2000, avec le titre suivant : L’usine conceptuelle des Herbert

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