Les jeux de miroirs de maître Van Eyck

L'ŒIL

Le 1 avril 2002 - 1741 mots

Par son talent et ses connaissances exceptionnels, Jan van Eyck va porter au XVe siècle la peinture à un point d’accomplissement encore jamais atteint. Sa vision novatrice du réel, son naturalisme au symbolisme caché renferment de fascinants secrets. Comme ceux
de ces miroirs, présents dans plusieurs de ses œuvres, dont les reflets suscitent encore aujourd’hui toutes les interprétations.

On serait tenté de dire qu’il est le troisième acteur d’une œuvre légendaire entre toutes. Objet d’une assez grande simplicité, le miroir qui apparaît sur le panneau des Epoux Arnolfini peint en 1434 par Jan van Eyck revendique pourtant une place éminente dans cette scène qui est depuis longtemps un sujet d’intenses débats entre historiens de l’art. On y voit un homme et une femme vêtus de riches atours, debout dans une chambre (le lit couvert de courtines rouges se trouve à droite) éclairée sur la gauche d’une étroite fenêtre. Ils se tiennent gravement par la main comme pour engager une promesse solennelle. Le miroir, situé sur le mur du fond de la pièce, sous l’inscription calligraphiée Johannes de Eyck fuit hic 1434, tient un rôle tout à fait singulier. Singulier et multiple. Du point de vue iconographique, placé sur une ligne médiane qui relie le plafond au plancher en passant par le lustre pour parvenir au petit griffon du premier plan, il souligne la symétrie rigoureuse qui régit la scène. Mieux, il organise à la fois la séparation et l’union des deux personnages, creusant un espace entre eux et les reliant tout à la fois. Incontestablement, il est aussi une affirmation de la virtuosité de l’artiste. Pour l’observateur attentif, on distingue sur la surface bombée, outre les silhouettes vues de dos des deux protagonistes, le reflet de deux personnages entrant dans la pièce, dont l’un, coiffé d’un turban rouge, pourrait représenter le peintre lui-même, signifiant-là qu’il avait été appelé comme témoin de cette cérémonie de mariage ou de fiançailles. A vrai dire, van Eyck est coutumier de ce genre d’artifice. Dans la Vierge au chanoine van der Paele, c’est probablement également son propre reflet qu’il peint dans le bouclier de saint Georges qui se tient debout derrière le chanoine. Surtout, le procédé semble avoir été au cœur d’un autre tableau du maître flamand, ayant pour sujet des Bains de femmes, œuvre dans laquelle « rien n’est plus digne d’attention qu’un miroir dans lequel se laissent apercevoir, comme en miroir véritable, tous les sujets qui figurent dans le tableau ». A savoir, le dos d’une baigneuse, une servante âgée, un petit chien et tout un paysage, vu d’une fenêtre, empli de personnages et de chevaux minuscules, de collines, de bois et de châteaux. Si l’œuvre a aujourd’hui disparu, reste le commentaire de Bartolomneo Fazio, écrit vers 1456 à la cour d’Alphonse d’Aragon à Naples, soit quinze ans après la mort de van Eyck à Bruges. C’est cet humaniste qui, en accord avec l’opinion générale de son temps, qualifie van Eyck de « premier peintre de notre temps ». La louange n’est pas excessive et cet artiste qui s’amuse du jeu d’un reflet avec une aisance déconcertante va porter la peinture à un point d’accomplissement jamais encore atteint. Né peut-être en 1390, il est peintre et valet de chambre de Philippe le Bon de Bourgogne à partir de 1425. Erudit, maniant la géométrie et les belles lettres aussi bien que la géographie – on lui devait une mappemonde qui émerveilla ses contemporains –, il devient vite l’homme de confiance du duc, qui l’envoie en ambassade en Espagne et au Portugal lui chercher une épouse. Des voyages plus secrets pourraient même l’avoir conduit en Terre Sainte, ce qui expliquerait l’extraordinaire luxuriance de la végétation dont sont dotés certains de ses tableaux comme le retable de L’Agneau mystique. L’homme, donc, affiche non seulement un talent exceptionnel mais aussi des connaissances peu communes, qui sont très certainement à la source de la vision très novatrice qu’il donne du réel, ce naturalisme au symbolisme caché qui donne à toute peinture antérieure comme un air de gaucherie. Le miroir des Arnolfini participe de cette révolution. Il est un symbole parmi tous ceux qui parsèment l’image : celui de la vanité opposée à la vraie connaissance de soi, mais aussi, objet sans tache, celui de la pureté mariale.

Le tableau comme miroir de la vie
Encadré de dix scènes de la Passion du Christ, il rappelle que le sacrement du mariage est institué par le Sauveur sur la Croix. Dans la foule d’annotations allégoriques, on remarque le cierge unique qui brûle sur le lustre, témoin de la présence du Christ, le collier de perles de cristal accroché au mur évoquant l’état d’innocence, les fruits posés sur les rebords de la fenêtre qui rappellent le Paradis perdu, le chien qui est l’emblème de la fidélité conjugale. Les objets de van Eyck comportent donc tous un sens caché – la même démonstration pourrait être faite pour toutes les compositions qu’il a signées, qu’il s’agisse du retable de L’Agneau mystique, de la Vierge au Chancelier Rolin, dont nous avons aujourd’hui perdu la signification. Pourtant, nous serions tentés de dire qu’ils ont une âme, exprimant ainsi maladroitement que l’utilisation de ce symbolisme, même incompréhensible, a conféré à l’art de van Eyck une réalité singulière. Quelle est-elle donc ? Ses contemporains, comme les critiques qui devaient s’interroger sur son œuvre, en ont tous été frappés : van Eyck est un narrateur. Dans sa peinture, le réel est perçu avec une intensité nouvelle. Nul doute que la signification symbolique participe de cette jubilation. L’acte de Création est en chaque objet. On atteint l’universel par une accumulation de détails qui font briller le monde de couleurs neuves. Au sens propre comme au figuré. Les collectionneurs du XVe siècle étaient si époustouflés par la technique lumineuse, les nuances transparentes, le rendu des reflets des tableaux de van Eyck qu’ils en firent l’inventeur de la peinture à l’huile. Des peintres comme Antonello de Messine vinrent en apprentissage dans son atelier pour partager ce secret. Et probablement l’homme érudit était-il aussi un peu alchimiste. Quoiqu’il en soit, le degré de perfection dans la représentation des objets et des matières inaugure une ère nouvelle. Charles Sterling l’a souligné : à partir de van Eyck, l’Occident définira le tableau de chevalet comme le miroir de la vie. Panowsky, quant à lui, pensait que le principe du symbolisme caché avait aboli la frontière entre le portrait et la scène narrative, l’art sacré et le profane. Et il est vrai que le maître flamand a réussi à montrer à la fois l’infiniment petit et l’infiniment grand dans une sorte de géniale synthèse. Mais il faut aller plus loin. Si van Eyck propose l’élargissement du sujet de la peinture – et ses admirables portraits, comme celui du Cardinal Albergati, ouvrent l’ère du portrait « moderne » –, il bouleverse son espace. Le miroir des Epoux Arnolfini n’est pas seulement un objet décoratif et symbolique, c’est aussi la porte d’un autre monde. Montrant ce qui est face à la surface du tableau – et l’on ne peut plus douter qu’au moment de révéler cette découverte, van Eyck n’ait choisi de se mettre en scène –, le miroir élargit le tableau au monde du spectateur. Ou bien faut-il comprendre l’inverse ? Ce serait alors nous, spectateurs fascinés de la peinture du XVe siècle, qui aurions été invités par le peintre à entrer dans le miroir qu’il nous tendait. Et nous n’en sommes jamais ressortis.

Entrez dans le tableau...
Les artistes sont parfois facétieux. Prenez Jan van Eyck. Doué. Grand amateur de symboles mais aussi d’énigmes codées, jeux de mots, rébus et devinettes, dont il a parsemé ses tableaux et même leur cadre, il fait usage d’un singulier sens de l’humour qui plonge, cinq siècles après sa mort, les historiens de l’art dans une profonde perplexité quand il ne les transforme pas en véritables détectives. Le chapeau rouge d’un des prophètes de la scène centrale du retable de L’Agneau mystique porte les trois lettres de l’alphabet hébreu qui correspondent aux initiales de Jan van Eyck. Le portrait du riche orfèvre Jan de Leeuw ne donne que son prénom (le patronyme est remplacé par un petit lion), car selon le principe du chronogramme, l’année de naissance du personnage et la date du tableau peuvent être calculées par les lettres manquantes. Le plus troublant de tous reste néanmoins le Portrait des époux Arnolfini ou intitulé comme tel par la National Gallery de Londres qui en fit l’acquisition en 1842. Des générations d’historiens de l’art se sont affrontées et continuent de débattre sans pitié pour une inscription calligraphiée sur le mur du fond de la pièce cossue où se tient un couple : Johannes de eyck fuit hic-1434. Pour les uns, la scène représenterait le mariage (ou les fiançailles) de Giovanni Arnolfini, drapier de Bruges originaire de Lucques et de Giovanna Cenami et la phrase latine signifie que le peintre servit de témoin à cette union : Jan van Eyck fut ici. C’est d’ailleurs sa silhouette que l’on aperçoit dans le miroir. Pour les autres, il s’agit en fait d’un autoportrait du peintre et de sa femme Marguerite. Il faut alors comprendre : celui-ci fut Jan van Eyck. Enfin, Pierre-Michel Bertrand défend une troisième thèse. Il s’agirait du tableau précédant de peu la naissance du 1er fils de van Eyck, prénommé Jan comme lui. Le peintre montrerait alors le ventre de sa jeune femme en déclarant : Jan van Eyck, mon fils, fut ici. Chacun choisira sa réponse à cette lancinante question surgie du fond du XVe siècle : mais qui sont donc ces deux bourgeois somptueusement vêtus ?

- L’exposition :
A l’heure où nous imprimons, nous ne pouvons affirmer, compte tenu de l’absence d’information, combien de tableaux seront présents à l’exposition, et si leur total sera plus près de 30 ou de 80 œuvres. Le projet, lui, est de mettre à jour les interactions existant entre les Primitifs flamands et les peintres français, italiens, espagnols ou portugais entre 1430 et 1530, via les courants de négoce et les échanges politiques. « Jan van Eyck, les Primitifs flamands et le Sud », Musée Groeninge, Dijver 16, Bruges 8000, Belgique, tél. 00 32 70 22 33 02. Ou www.brugge2002.be Horaires : tous les jours de 10h à 18h, nocturne le mercredi jusqu’à 21h, samedi et dimanche de 9h à 18h. Accès par tranche horaire, réservation par le site internet ou en France par la Fnac, tél. O892 684 694. Tarif : 10 euros.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°535 du 1 avril 2002, avec le titre suivant : Les jeux de miroirs de maître Van Eyck

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