Les désordres de la beauté

Par Bénédicte Ramade · L'ŒIL

Le 1 avril 2005 - 1540 mots

« Le Beau et les Bêtes », exposition phare du musée d’Art moderne et contemporain de Rovereto en Italie, offre deux siècles de métamorphoses, de monstres et d’hybridations, entre mythes, fantasmagories et imaginaire scientifique. Une plongée en eaux troubles où le désir et la crainte flirtent avec les dieux et se répandent dans les méandres de la conscience en
une galerie de portraits fascinants.

Ces temps-ci, le monde de l’art aime jouer avec le feu, celui des thématiques fleuves qui traversent sans sourciller les siècles, qui se plaisent à manier les approches transversales et brassent les œuvres et les références, parfois jusqu’au nivellement total du sujet, le ramenant à une simple question de forme. Le Mart de Rovereto relève une fois de plus un challenge difficile, après avoir assumé avec les honneurs une exposition sur la montagne en 2003, croisant l’histoire de l’art avec celle des sciences et des mythes.
Des profondeurs de la préhistoire surgissent des créatures contre nature, corps humains aux têtes de bison, hybridations monstrueuses et archaïques peu éloignées de celles qui peuplent les mythologies babylonienne, grecque et égyptienne. Sphinge, Anubis (dieu de l’au-delà à tête de chacal, ill. 5), Minotaure, peuplent cet interstice trouble entre divin et humain, entre la bestialité naturelle et la rationalité cultivée, monde des passions sans limites, sans ordre, sans morale. Pas moins de cent quatre-vingts œuvres ont été rassemblées, avec en point d’orgue, un choix de références archétypales : vases antiques, gravures d’Albrecht Dürer, tableaux de Cima da Conegliano, Arcimboldo, Lavinia Fontana (ill. 1) et caricatures de Goya. Elles régissent le découpage thématique préféré à la chronologie (plus rébarbative), rassemblant en famille les représentations nombreuses et multiples réalisées les deux précédents siècles.

Du mythe classique à la fantaisie des songes
Symbolisme et surréalisme y occupent une place de choix logique, offrant une généalogie stimulante à des œuvres contemporaines abondantes, hantées par les progrès d’une génétique qui se rapproche chaque jour plus près d’une remise en cause de l’hérédité. La destinée n’aura jamais été aussi questionnée qu’en ces temps présents, ravivant les pulsions délirantes de la science-fiction, exacerbée à chaque avancée médicale. Le monstre ou l’hybride travestissent depuis le XIXe siècle une réalité politique et sociale qu’il convient de fustiger, un art où excellaient le caricaturiste Grandville et l’artiste politique John Heartfield. L’exposition tait, pudique ou embarrassée, les dérives du culte de la différence qui avait fait de l’altérité physique une tare à exhiber, à railler, à éradiquer. Autant les croisements animaux ou les greffes végétales destinaient les races et les espèces à l’excellence et la pureté, autant des applications humaines, volontaires ou non, étaient considérées comme infamantes. N’oublions pas la vague des zoos humains, les fêtes foraines faisant leurs choux gras de déformations congénitales, les expositions universelles se régalant de « bons sauvages ». « Il bello e le bestie » préférera la noblesse des mythes classiques, la fantaisie des songes et les hauteurs de l’esprit aux réalités physiques et historiques, évitant soigneusement tout témoignage photographique et échantillon de cabinet de curiosités. Reste la magie, l’imagination des artistes exacerbée par la folie d’un thème inépuisable. « Plus qu’à notre volonté de savoir, c’est à nos désirs, à notre angoisse que le monstre a affaire », écrit avec justesse Gilbert Lascaux, historien de l’art, auteur en 1973 de Monstre dans l’art occidental. Par ses formes infinies, le monstrueux révèle les articulations archaïques de la personnalité, détentrices d’une vérité pure, incontrôlable, celle de la bête sauvage qui sommeille en chacun. Entités polymorphes, tous les membres de cette communauté de l’étrange et du merveilleux, entre beauté et honte, prennent un malin plaisir à échapper à toute typologie univoque, tout juste laissent-elles échapper quelques ressemblances. Présentation de quelques-uns de ses membres les plus prestigieux invités au Mart de Rovereto.

Minotaure, centaures et satyres
Quel point commun entre l’homme à tête de taureau prisonnier du dédale mythique dont la construction fut ordonnée par Minos, roi de Crète, les créatures dotées d’un buste humain fiché sur un corps de cheval vivant en Thessalie et les satyres, fruits d’hybridations diverses de membres de boucs et chevaux ? Une sexualité débridée, une existence panique et un goût certain pour la violence. Évoluant en toute liberté avec des comportements dictés par les passions, Minotaure, centaures (ill. 3) et satyres sont autant de figures doubles fascinantes pour les hommes. Si les satyres, portés sur le sexe, incarnent l’irresponsabilité sociale, la couardise, la luxure et les plaisirs dionysiaques, les centaures tirent leur noblesse de l’héroïsme, du courage dont ils font preuve tout en étant l’incarnation de la barbarie. Les premiers seront souvent représentés ivres et forniquant tandis que les seconds verront leur force exacerbée dans des combats violents contre les humains. Quasi-synthèse de ces deux caractères, Minotaure incarne davantage l’inconscient, mélange trouble de bestialité et d’érotisme, que Picasso n’aura de cesse de reporter dans des dessins érotiques. Choisi comme emblème de la revue surréaliste éponyme créée en 1933, le Minotaure deviendra presque un double pour l’artiste espagnol, élaborant ainsi une mythologie personnelle faite d’héroïsme sulfureux.

Sirènes et sphinx
Figures féminines et anthropophages, sirènes (ill. 6) et sphinx sont des beautés dangereuses, exerçant une séduction fatale, infaillible et pernicieuse sur les voyageurs de la tradition classique. Refusant la victoire de leur proie, elles choisissent le suicide au déshonneur. Vierges à la poitrine fière plantée sur un corps d’oiseau dans l’Antiquité, les sirènes, avant de devenir les créatures merveilleuses et positives des mers (jusqu’à la débilité dans la parodie irrévérencieuse de Jeff Koons), attiraient par un chant mélodieux les marins sur les écueils de leur île afin de les dévorer. Chastes, elles réservaient les pires souffrances à des proies naïves et masculines guidées par leurs bas instincts. Figure du doute et « égérie » du symbolisme, le sphinx (un masculin français qui ne sied guère à ce personnage exclusivement féminin) associe un corps de lion ou de léopard parfois ailé à un buste de femme séduisante. Incarnation de la connaissance, de l’introspection et de la subjectivité, elle soumet ses interlocuteurs à des énigmes aux énoncés trompeurs par leur banalité. Seul Œdipe put répondre à l’énigme « Qui a quatre pattes le matin, deux le midi et trois le soir » mettant un terme au carnage que la bête commettait à Thèbes. À la fin du XIXe siècle, Gustave Moreau ou Fernand Khnopff s’amourachèrent de ces personnages langoureux et vénéneux délivrant des visions fantastiques hantées par la mort.

Monstres et métamorphoses
Frappé d’une malédiction passagère ou d’un sortilège éternel, le monstre exerce une fascination mêlée de répugnance sur le monde des hommes auquel il a appartenu. Submergée par la part de bestialité qui compose chaque être humain ou frappé par un charme temporaire en punition d’une transgression, son existence est souvent pénible, placée sous un joug moralisateur. Toute difformité physique ou anomalie psychique est tour à tour malédiction, disgrâce, curiosité, divertissement, ornement ou sujet d’études scientifiques, des mécanismes que l’on retrouve dans la science-fiction.
Homme-singe, femme-poisson, hyperpilosité (ill. 1), hydrocéphalie, fous et hérétiques composent la famille nombreuse des monstres, source d’inspiration et de répulsion, ils incarnent l’angoisse et une malédiction héréditaire. Quant aux métamorphoses, elles conduisent par le travestissement ou la transformation temporaire, à un niveau de réalité supérieure. Matthew Barney (ill. 2), depuis les années 1990, s’adonne à des transformations baroques de son identité, entre faune et monstre, dans des superproductions cinématographiques où les personnages nagent en plein fantasme. Orlan aurait mérité de figurer au « palmarès » de cette exposition tant elle s’est employée, aussi bien virtuellement que physiquement, à se forger une nouvelle identité en brassant les codes de la beauté idéale de différentes cultures.

Fantasmagories et transferts
Le monstre est évidemment, et ce à travers les âges, la figure de référence pour exprimer les manifestations de l’inconscient, du rêve et de l’irrationnel. Il occupe une place de choix chez les symbolistes mais surtout chez les surréalistes. Max Ernst s’est ainsi inventé une figure transitionnelle avec l’oiseau humanisé Loplop, Picasso a fait du Minotaure son double, et Picabia laisse libre cours à la lubricité d’un triton tandis que la pratique du cadavre exquis générait les plus étranges des créatures. Frida Kahlo, peintre mexicaine remarquée par André Breton, s’est employée à exorciser les douleurs qui terrassaient son corps dans un autoportrait où son visage apparaît relié à un corps de cerf criblé de flèches (ill. 4). À la même époque, René Magritte, alors qu’il peint dans un style néo-impressionniste pour le moins incongru en 1945, entame une série de portraits étranges et troublants, comme celui de ce cochon en costume dans un cimetière, lançant un regard ambigu au spectateur (ill. 7). Une bonne fortune elliptique moins angoissante que les toiles déchirées de Francis Bacon, visions apocalyptiques et désespérées, expressions d’un devenir animal inexorable, magmas intenses de couleurs et de matières privilégiant la suggestion à la représentation de l’être. Le portrait de Michel Leiris ou celui de Muriel Belcher en sphinge incarnent cette « trace laissée par l’existence humaine », une mémoire au-delà de l’apparence physique faite peinture, en paroxysme de l’émotion.

L'exposition

« Il bello e le bestie. Metamorfosi, artifici e ibridi, dal mito all’immaginario scientifico » a lieu tous les jours sauf le lundi. Les mardi, jeudi, samedi et dimanche de 10 h à 18 h, les mercredi et vendredi de 15 h à 22 h, jusqu’au 8 mai. ROVERETO (Italie), Mart, corso Bettini 43, tél. 04 64 43 88 87, www.ilbelloelebestie.it

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°568 du 1 avril 2005, avec le titre suivant : Les désordres de la beauté

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