Les découvertes des arts décoratifs XVIIIe

Par Gilles de Bure · L'ŒIL

Le 1 septembre 1999 - 2324 mots

Le XVIIIe siècle règne en maître pour cette rentrée placée sous le signe de Chardin. Le 28 septembre Jacques Perrin ouvre, place Beauvau, sa galerie refaite par le décorateur François-Joseph Graff et Hervé Aaron monte une exposition de portraits d’exception. À partir d’une dizaine d’objets d’art choisis par des antiquaires parisiens, L’Œil brosse un éventail des qualités de ce Siècle des Lumières plein d’esprit et de charme.

C’est reparti ! L’année 1998 a été exceptionnelle et 1999 s’annonce équivalente.
Le goût, les amateurs et les moyens sont revenus, et même si les Américains constituent 90% de la clientèle, les marchands français affichent une mine satisfaite. L’objet décoratif du XVIIIe siècle est à nouveau bien en cour. Avec, en vedette, les porcelaines, qu’elles soient de Sèvres, de Chantilly ou de Chine ; tout comme les marbres et les granits, pourvu qu’ils soient montés, tant il est vrai que les pièces à mi-chemin entre l’art et l’orfèvrerie constituent des objets précieux par excellence ; le porphyre et l’onyx bénéficient également de cet engouement et le céladon monté en bronze Rocaille fait la joie des amateurs. Plus délaissés, et donc plus accessibles, les chenets, les bougeoirs, les candélabres, les pendules également, à l’exception des pendules à l’éléphant et au rhinocéros avec boîte à musique. Les lustres en cristal et surtout en cristal de roche plaisent beaucoup. Quant aux appliques, elles s’envolent, a fortiori si elles viennent par 8, 10 ou 12. Ce qui demeure de ce XVIIIe siècle flamboyant, ce sont les idées de sensualité, de grâce, d’élégance, d’exception, de perfection, d’émotion et de raison.

L’allusion et la drôlerie
Installé depuis peu à Paris tout en gardant son premier établissement de La Rochefoucauld, Gérald de Montleau privilégie à toute autre une approche esthétique et sensuelle de l’objet. « Sans être un spécialiste des pendules, on peut aimer un objet raffiné tel que cette pendule au singe  du XVIIIe. Avec son dessin raffiné cet objet irait admirablement sur un bureau de pente ou un meuble laqué. Une histoire, ou plutôt une fable, se cache derrière ces personnages en bois sculpté. Un amour s’endort sur un rocher au pied d’un arbre. Il semble repu. Tout près de là, un singe malin cache dans son dos une pomme et s’apprête à la lui  jeter. Ici prédominent le jeu, la malice, la légèreté. C’est une véritable pantomime sculptée dans un bois rehaussé d’aventurine, cette légère particule d’or placée sous le laque et qui donne ce sentiment de transparence. Il s’agit sans doute d’une œuvre réalisée en France, car le mécanisme, tout comme l’esprit allusif et drôle, sont français .

L’aventure et la découverte
Une caverne d’Ali Baba où voisinent en toute amitié les arts primitifs et l’art contemporain, le XVIIIe siècle et les Indiens d’Amérique, l’Égypte et la Chine... Ce qui passionne Jean-Luc Méchiche c’est la rencontre et la découverte avec un objet, quelle que soit sa provenance. « Ce qui m’amuse, ce n’est pas d’avoir une marchandise dans un domaine donné, mais d’avoir une sélection qui me corresponde. J’aime les objets forts, puissants, authentiques, quelles qu’en soient l’époque et l’origine. Il faut qu’un objet, au-delà de ses qualités propres, soit porteur d’autre chose. Porteur d’histoire et de mémoire. Voyez cette monumentale paire de brûle-parfums en cloisonné et à décor de lotus et d’oiseaux. C’est bien sûr une pièce exceptionnelle qui date de l’époque Kienlong et qui provient de la collection du duc de Guiche, ministre de Napoléon III. Elle date donc de la fin du XVIIIe chinois et elle est remarquable en elle-même. Mais ce qui en fait le prix à mes yeux, c’est tout ce qu’elle raconte. Elle a été sortie de Chine après le sac du Palais d’été. Elle est arrivée en Europe à l’époque où la France s’ouvrait au monde, à la découverte, à l’aventure et aux grandes explorations. Historiquement elle est donc comme un jalon. Sociologiquement, elle ponctue un moment d’intense transformation de la société. Et puis elle correspond au goût « coréen » de l’époque qui concernait en réalité la Chine et le Japon. Imaginez qu’à l’époque Kienlong, qui court de 1736 à 1796, il y avait 3000 fours en activité à King-Tò-Tchen dont la production atteignait des centaines de milliers de pièces... »

L’exception et la rareté
Entrer dans l’hôtel particulier de la place François Ier dans lequel est installé Maurice Segoura, c’est pénétrer dans un sanctuaire où triomphe le XVIIIe siècle. D’emblée, il nous entraîne dans une pièce d’angle où, entre deux fenêtres, trône en applique un rare et somptueux cartel en corne verte et en bronze doré. « Ce cartel est exceptionnel tant par son ampleur, sa maîtrise technique, que par son décor. L’extrême virtuosité et la qualité des bronzes qui en font l’ornement combinent une élégance dans les galbes et une perfection de ciselure qui en font un chef-d’œuvre. Tous ces bronzes sont marqués du C couronné, ce qui situe leur exécution entre 1745 et 1749, période durant laquelle un impôt spécial avait été créé, taxant les bronzes. Voyez ces palmes et cet enroulement de feuillage qui se déploient avec une grande élégance et un art consommé de la proportion, et qui sont la vraie marque du XVIIIe français. Modération et distinction qui n’empêchent aucunement d’ailleurs la fantaisie. Ce cartel est typique de l’art de Duhamel, ébéniste spécialisé dans les gaines d’horloges et qui a fait preuve dans son travail d’une grande imagination. En outre, il utilisait les plus beaux bronzes avec un talent magistral. C’est sans doute dans ce respect et cette complicité qui unissaient ces artisans, ces artistes de disciplines différentes que se lit le mieux le XVIIIe siècle. Cette façon qu’ils avaient de mettre en commun leur savoir-faire et leur génie pour mettre un univers en perspective. »

La grâce et l’élégance
Historien de l’art, professeur à la Sorbonne, chercheur tout autant que chineur, Bill Pallot met ses talents pluriels au service de l’équipe de Didier Aaron depuis plus de dix ans. Connaisseur émérite du XVIIIe français, il confesse une tendresse particulière pour la porcelaine montée et notamment celle de Sèvres. « C’est vrai que la porcelaine montée est un sommet du XVIIIe. Ce qui était déjà considéré comme tel à l’époque en raison même de leur rareté. S’y conjuguent la grâce, l’élégance et la légèreté qui caractérisent si bien cette période à mes yeux. Je ne connais rien de plus délicat que cette paire de vases « pot-pourri » réalisée à Sèvres dans ce bleu unique dit « du roi », puis montée en orfèvrerie par Gouthière, le tout à l’initiative de Dominique Daguerre, le grand marchand-mercier. Il n’en existe que deux autres paires au monde, semblables mais non identiques. L’une figure à la Wallace Collection, l’autre au Getty Museum. Mais dans cette paire, le bronze torsadé doré est incomparable. Certes, il s’agit là d’un objet exceptionnel et d’un prix élevé. Mais, croyez-moi, il s’agit d’un investissement sûr. Non seulement au plan économique, mais parce que, une fois encore, ce type de porcelaine monté est véritablement la quintessence du XVIIIe siècle. »

L’inattendu et la prémonition
Horloger de formation, Pascal Izarn s’est toujours passionné pour les antiquités. Devenu antiquaire, il s’est, logiquement, amouraché des pendules, des horloges, des cartels, des régulateurs… voyant là la plus aboutie des osmoses entre l’art et la technique, entre la science et l’ornement qui est pour lui la marque même de l’honnête homme du XVIIIe siècle. C’est pourtant pour une rareté qui ne relève en rien de l’horlogerie qu’il se passionne aujourd’hui. « Cette paire d’aiguières est tellement étrange et complexe ! Elle date vraiment du tournant du siècle. Elle est encore très XVIIIe et pourtant Empire. D’ailleurs, une paire presqu’identique figure à la Malmaison, dans la salle du conseil. On la doit au célèbre bronzier, Claude Galle, qui était passé maître dans l’art de mêler le bronze patiné au bronze doré. Tout est très classique dans ces aiguières : le col, l’anse, le bec... et pourtant leur thématique est mystérieuse : un amour, un cygne, des griffons en applique, des lions, des masques de Mercure... tout cela donne une composition très inédite, très symbolique, très allégorique et néanmoins difficile à décrypter. À l’image de ce XVIIIe fait de mystères et de ruptures, de crispations et de secrets, d’avancées et de recherches. C’est cela qui est si passionnant : comment, au travers d’objets purement décoratifs, se laisser aller à une lecture philosophique, intellectuelle et symbolique du monde. »

L’âme et l’authenticité
Jacques Perrin montre un goût affirmé pour tout ce qui est Régence, et une tendresse particulière pour les cartels. Il s’insurge contre les oppositions entre « ce qui marche » et « ce qui ne marche pas » déclarant que tout objet, s’il est authentique et s’il possède une âme, rencontre tôt ou tard son destinataire. « Bien sûr, il y a des modes, des engouements. On sait aujourd’hui, ou du moins, on croit savoir que les appliques trouvent plus facilement preneurs que les candélabres, que les lustres l’emportent sur les chenets... C’est sans doute vrai en termes de marché mais pas de qualité. C’est donc peut-être le moment de s’intéresser aux chenets qui, bien souvent, sont des objets d’art exceptionnels. Surtout lorsque, comme ceux-ci, ils sont signés Gouthière l’inventeur de la dorure mate. Ils sont plein Louis XVI, mais annoncent déjà le Directoire. C’est sans doute le goût autrichien de Marie-Antoinette, plus anecdotique, moins architecturé que le goût français qui fait, à ce moment, basculer l’époque vers plus de tendresse. Encore qu’avec Gouthière on assiste au prélude du néoclassique. Quoiqu’il en soit, tous ces objets me touchent infiniment, en ce qu’ils apportent de l’âme et du charme, de la tendresse et de la douceur dans un quotidien qui fonctionne au prestige. La complicité est, avec eux, plus immédiate, car c’est moins l’Histoire qu’ils nous racontent que les histoires par centaines... »

Le prestige et la perfection
Jean Lupu traque la qualité et elle seule, sans jamais se rassasier. Pour lui, l’objet d’art du XVIIIe représente comme un symbole. Celui, évidemment de la qualité à laquelle s’associent le prestige et la perfection. « Je ne me lasse pas du XVIIIe siècle car chaque jour apporte une nouvelle surprise de qualité, de rigueur, d’invention. Considérez ces deux vases de Sèvres qui datent environ de 1775 et qui sont absolument uniques. Cette perfection dans la forme et la couleur n’avait d’autre objet que de rehausser un mobilier tout aussi exceptionnel. La manufacture de Sèvres, en outre, est l’exemple même de ce que fut ce siècle : tous les grands de l’époque y sont passés. Ces deux vases en témoignent par la qualité des peintures et des dorures, ces étonnantes et rarissimes pattes de lion, ces torsades... Il pourrait tout à fait figurer à la Wallace Collection de Londres ou dans n’importe quel grand musée... Mais passées la rigueur et la perfection, le XVIIIe siècle démontre aussi un imaginaire débordant dont l’humour et la légèreté ne sont pas absents, bien au contraire ! Regardez, ces deux vases sont signés Vincent jeune, suivi du prénom Henri-François. Accompagnant la signature, un chiffre peint en rouge, 2000. Ce 2000 est un clin d’œil irrévérencieux et espiègle, puisqu’il est le produit de 20 x 100. Donc, 2000, c’est 20 x 100. C’est-à-dire Vincent... »

L’émotion et la raison
Cinq générations d’antiquaires. Trois générations à Moscou, deux à Paris. Une origine, une mémoire, une histoire, qui ont fait de la famille Kugel les grands spécialistes internationaux de la Russie. Il n’y a qu’à lire l’admirable livre, Trésors des Tsars sorti lors de leur dernière exposition. Pour autant les Kugel sont de vrais généralistes que, ni temps, ni espace, ne brident. Ce que confirme Nicolas Kugel : « C’est l’émotion et avant tout l’émotion qui nous guide. Tous les objets qui entrent ici ont su nous émouvoir. Par leur nature, ivoire, argent, ambre, cristal de roche ou par leur authenticité, par leur histoire. Vient ensuite la raison qui est mêlée d’histoire, d’économie, de marché. À cet égard, le XVIIIe siècle est un pourvoyeur d’émotions et de bonnes raisons exemplaires. Il y a au cœur du XVIIIe, un territoire difficile, accidenté, souvent délaissé qui est celui de l’argenterie. Pourtant, que de nouvelles, que d’inventions, que de créations en ce domaine ! Pour ne citer qu’eux, des gens comme Roettiers ou Chéret ont su porter leur art jusqu’à leur acmé. Ou encore les Auguste dont la lignée est d’une densité rare. Tandis que Robert-Joseph invente le Louis XVI sous Louis XV, son fils Henri invente le style Empire sous Louis XVI. Il y a là, une sorte de prescience incroyable et unique. Les deux cloches que Robert-Joseph réalise en 1777 pour le service de Kazan de Catherine II sont la démonstration que l’argenterie est grande dispensatrice de chefs-d’œuvre. »

L’humour et le jeu
Le soleil qui brille en permanence sur le rocher de Monaco, la grande bleue omniprésente, entraînent sans doute Adriano Ribolzi vers une joie de vivre constante et un goût prononcé de l’humour. Ce dont il témoigne en s’enthousiasmant pour l’une de ses plus récentes trouvailles. « Imaginez l’esprit de ces gens. Le XVIIIe siècle pétillait. On savait compenser la révérence par l’irrévérence, la flagornerie par l’espièglerie. Ce livre magnifique figurait dans la collection du duc Hamilton. Ses dimensions, son épaisseur, laissent supposer une œuvre importante. Son titre sibyllin est, naturellement, à tiroir : Histoire naturelle des Pays-Bas... Sa couverture est gravée aux armes du Grand Dauphin. Il s’agit de toute évidence d’une commande spéciale et d’un cadeau qui ne l’est pas moins. Une fois ouvert, le livre apparaît comme une variante de la chaise percée ou du pot de chambre. En fait, il s’agit bien d’histoires naturelles et de bas pays. Avouez qu’il fallait une belle imagination et un formidable humour pour concevoir un objet aussi réjouissant ! Le XVIIIe siècle était une époque tout aussi gaie et paillarde que rigoureuse et savante. La seule question que je me pose, c’est de savoir si ce bel ouvrage de bibliophilie a été utilisé ou non... »

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°509 du 1 septembre 1999, avec le titre suivant : Les découvertes des arts décoratifs XVIIIe

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