Les découvertes de l’Art Déco

Par Gilles de Bure · L'ŒIL

Le 1 décembre 1998 - 2512 mots

Si les grands noms de l’Art Déco comme Ruhlmann ou Chareau sont désormais inscrits en lettres d’or dans les manuels d’histoire de l’art, il existe quantité de créateurs de l’entre-deux-guerres qu’il faudrait redécouvrir. À l’occasion de l’exposition du Centre culturel de Boulogne-Billancourt consacrée aux années quarante, conseils éclairés donnés par les antiquaires eux-mêmes.

Les volutes d’Iribe
Installés à Paris depuis 1971, Bob et Ceska Vallois communient en Art Déco, bien calés entre 1915 et 1935. Ils affichent une tendresse particulière pour Eileen Gray, Rateau et Ruhlmann. « Il n’y a pas, à proprement parler, de découvertes ni de redécouvertes… En réalité, tous les créateurs importants de cette époque sont connus et repérés. Même si, pour certains, les pièces sont quasiment introuvables ; même si certains n’ont pas encore atteint la notoriété qu’ils méritent. C’est le cas, notamment, de Paul Iribe. On connaît Iribe illustrateur, affichiste, dessinateur de mode, créateur de tissus et de bijoux, publicitaire, éditeur, décorateur de théâtre. On connaît moins le créateur de meubles. Sans doute la multiplicité de ses talents et de ses activités a-t-elle occulté cette partie de son œuvre. C’est le couturier Jacques Doucet qui lui a mis le pied à l’étrier en lui demandant de décorer sa demeure. Iribe, dès lors, a voulu tout faire, y compris les meubles. Il a, ensuite, continué à s’intéresser au meuble. Mais chacun était une pièce unique. La Première Guerre mondiale a stoppé cette activité qui ne court que sur trois années. Autant dire que les pièces sont rarissimes, qu’on ne les voit passer que très rarement et qu’elles disparaissent immédiatement. Pour la plupart, il s’agit de commandes, même si Iribe vendait certains de ses meubles dans sa boutique du faubourg Saint-Honoré. On peut noter d’ailleurs qu’il savait s’entourer de collaborateurs de talent, parmi lesquels le tout jeune Legrain. Iribe adorait le galuchat et s’amusait à mélanger systématiquement ébène massif et ébène de macassar, mais ce qui domine chez lui, c’est la volonté d’inventer à chaque fois une forme nouvelle. »

Boiceau entre chêne soyeux et point de Cornély
Entre 1970 et 1976, un drôle de marchand sévissait au marché Jules Vallès de Saint-Ouen. Il levait son rideau de fer à 9 heures, le rebaissait à 9 heures et demie. Derrière le rideau, un seul objet, généralement exceptionnel, toujours vendu dans la minute. Depuis 1979, Éric Philippe est installé dans un écrin à son image, passage Véro-Dodat. Son trio d’élection, Jean-Michel Frank l’incontournable, Gunnar Asplund parce que ses regards se tournent de plus en plus vers la Suède, et le Viennois Dagobert Peche, son favori (L’Œil n°496). Impossible de demander à Éric Philippe s’il croit aux découvertes et aux redécouvertes tant il est vrai que toute sa vie est consacrée à la recherche.
« Oui, recherche et découverte sont les seules choses qui me passionnent vraiment. Je passe des heures dans les bibliothèques, publiques ou privées, et consomme quantité de livres, documents, lettres, brochures... En 1982, après dix-huit mois de recherches intensives, j’ai exposé Ernest Boiceau, toujours aussi peu connu d’ailleurs d’un large public, mais qui a néanmoins été redécouvert à cette occasion. Un jour, par hasard, j’ai vu un vase signé E. Boiceau chez le marchand Rodolphe Perpitch. Je connaissais également l’existence d’un tapis aux perroquets chez Yves Saint-Laurent. J’ai consulté le Bénézit et j’ai trouvé deux lignes consacrées à Boiceau, décoratrice. Je savais, par un ami, qu’une rédactrice du Bénézit, fort mal payée, trafiquait ses notules pour se venger... De fil en aiguille je suis arrivé jusqu’à Ernest et jusqu’à Lausanne. Boiceau tenait bien boutique rue Pierre Charron, mais ne travaillait quasiment qu’à la commande – à l’époque, en termes de prix, Ruhlmann arrivait en tête, suivi de près par Boiceau qui précédait Printz – pour des clients du meilleur monde. Il avait d’abord travaillé pour des gens comme Worth et Molyneux avant d’en venir au meuble en 1927. Ses créations sont toujours majestueuses et d’un raffinement extrême, très Art Déco, mais d’inspiration néoclassique. Boiceau avait un grand souci de la continuité historique. Sa singularité se retrouve bien sûr dans ses formes, mais aussi et surtout dans ses matières : utilisation de stucs, de marbres, jeu entre érable blanc et amarante, mise en œuvre unique du chêne soyeux de Tasmanie (Silky oak), inclusion fréquente de glace... On lui doit également de merveilleux tapis qu’il travaillait au point de Cornély, du nom d’un ingénieur qui avait conçu une machine qui faisait la moitié du travail et la main l’autre moitié. Ce point de Cornély est très étonnant car il donne aux tapis plats un effet de relief magique... »

La rigueur très moderniste des membres de l’UAM
Rive Droite, Rive Gauche depuis trente ans, Jacques De Vos fait la part belle à Dupré-Lafon, à Frank et à Legrain. Et de plus en plus à ceux qui composèrent l’Union des Artistes Modernes. « Il y a toujours, à chaque instant, à découvrir et à redécouvrir. Souvent, on montre untel ou untel mais il s’agit de feux de paille... Sitôt montrés, sitôt remisés, sitôt oubliés. Pourtant il reste tant à découvrir. On croit connaître l’UAM et ses protagonistes. C’est sans doute vrai pour les historiens, les conservateurs, les spécialistes, ça l’est moins pour le public. Du moins, en ce qui concerne le mobilier. Je pense notamment à des gens, membres ou pas de l’UAM, comme Francis Jourdain, René Herbst, Jo Bourgeois ou Boris Lacroix. De ce dernier, par exemple, on connaît bien les luminaires, mais il a fait tant d’autres choses comme cet étonnant ensemble – pendule, lampe, porte-journaux, plateau – en rhodoïd ou encore une salle à manger de jardin en ciment et dalles de verre signée Jo Bourgeois. Ce qui caractérise ce mouvement et ceux qui y participèrent, c’est la rencontre entre la préoccupation sociale et la recherche de techniques et de matériaux nouveaux. Résultat : des lignes très pures, le souci de laisser la forme libre, la volonté d’évacuer les détails décoratifs... Une approche très architecturale. »

La folie d’Emilio Terry
Après les Puces et la rue de La Reynie, Catherine et Christian Boutonnet et Raphaël Ortiz ouvrent L’Arc en Seine en 1984. Chareau, Frank et les Giacometti y tiennent le haut de l’affiche mais « c’est Emilio Terry, disent-ils, qu’il s’agit de réellement découvrir. Il est temps que cette légende devienne une réalité. Son talent, sa présence ont été occultés pour deux raisons. La première tient à son appartenance à cette mouvance si brillante que représentaient Cocteau et Bérard, Jean Hugo et Dalí, Kochno et Balanchine, Coco Chanel et les Noailles, et qui fait souvent oublier l’œuvre au profit du mouvement. La seconde, c’est que la quantité considérable de dessins laissée par Terry par rapport au peu de pièces, déséquilibre la mémoire et le jugement. L’art de Emilio Terry, c’est celui du télescopage. On y retrouve un peu de Louis XV, un zeste de Louis XVI, beaucoup de Directoire, et pourtant c’est intemporel. On peut parler de prolifération néoclassique et de basculement dans une irréalité fantasmagorique, mais ça n’est jamais baroque, tout en étant mystérieux. »

Jacques Quinet face à l’éternité
La galerie Olivier Watelet existe depuis vingt ans, dont dix ans passés rue Bonaparte. Les designers Adnet, Arbus, Poillerat, Roche en sont les piliers majeurs. « Pour moi, celui qui va exploser dans les années à venir, c’est Jacques Quinet, même s’il est un peu tardif par rapport au propos de l’exposition, puisque ses grandes années s’inscrivent entre 1945 et 1960. Mais Quinet est intemporel, immuable, éternel, un peu comme la petite robe noire de Chanel ou le smoking de Saint-Laurent... C’est sans doute le vrai successeur de Jean-Michel Frank, mais avec sa marque à lui. En tout cas, il l’est en termes de simplicité. Il savait mieux que personne aller droit à l’essentiel. On pourrait dire pour tenter de le qualifier qu’il est un Frank en plus moderne, un Arbus en moins bourgeois et moins féminin. Au fond et avant l’heure, un adepte du design puriste. Un goût sans ostentation pour les très beaux matériaux, des lignes sobres soulignées de bronze. Le bronze était d’ailleurs son matériau préféré et il n’aimait rien tant que terminer ses meubles en les chaussant de sabots en bronze. Quinet a décoré des avions, des trains et des paquebots. Normand, il avait la mer dans le sang et, par ailleurs, il était très lié aux Messageries Maritimes, donc les paquebots. Son chef-d’œuvre reste le La Bourdonnais où il a su exalter la mer, l’océan, comme personne. »

Dominique, des meubles en thuya et ébène de Macassar
Depuis quinze ans au Louvre des Antiquaires, depuis quatre ans au faubourg Saint-Honoré et depuis un an avenue Matignon. Trois enseignes pour Makassar et Monique Magnan. « Il existe des créateurs qui n’occupent pas la place qu’ils méritent, et qui valent un regard plus appuyé. C’est le cas notamment de Dominique, fondé par un autodidacte, André Domin et un critique d’art Marcel Genévrière. Curieuse association qui allait pourtant donner naissance, de 1922 à 1939, à une kyrielle de petits chefs-d’œuvre très influencés par le cubisme. De cet apport viennent les formes massives, très géométriques, aux angles vifs, avec des pieds bas et, souvent, des socles. En bref, des formes extrêmement épurées, des concepts purs, tout juste adoucis, de-ci, de-là, par des galbes discrets et de très légères courbes. Chez Dominique, c’est la matière et sa mise en œuvre qui étaient d’une sophistication extrême : sycomore, amarante, thuya, ébène de macassar, palissandre de Rio, galuchat... Le tout ponctué de fines incrustations de cuivre et d’écaille, de légères baguettes d’ivoire ou de bronze doré. Dominique avait, chevillé au corps, le goût du « beau métier » et faisait appel aux meilleurs artisans d’art de l’époque comme, par exemple, le laqueur Hamanaka, ou à leur ami et complice Puiforcat qui réalisa pour eux des merveilles d’orfèvrerie en forme de clés ou de serrures. »

Pascaud et ses gaines de miroir
De Carcassonne à la rue Bonaparte en passant par les Puces, Yves Gastou est antiquaire depuis trente-quatre ans. Avec un bel éclectisme, il a traversé l’Art Nouveau, l’Art Déco, l’École de Nancy, le modernisme des années cinquante, le design italien des années soixante/soixante-dix avant de revenir à ceux qui ont profondément inspiré le design des années quatre-vingt : Arbus et Poillerat. « Ça doit être mon enthousiasme naturel, mais j’ai en permanence le sentiment de découvrir ou de redécouvrir. Parce que regarder, contempler est un émerveillement perpétuel. Mais, au-delà du regard, évidemment, il y a la réalité du marché. En ce moment, c’est vrai, on découvre ou redécouvre des gens certes connus des historiens, des spécialistes mais totalement méconnus d’un public plus vaste. Et c’est le grand mérite de cette exposition, que je monte avec Jean-Louis Gaillemin au Centre culturel de Boulogne-Billancourt, que de les donner à voir. Deux noms me viennent immédiatement à l’esprit : ceux de Marc du Plantier et de Jean Pascaud. Le premier est un drôle de cas. Ses sièges en bois, ses consoles en métal inspirées     de l’Égypte, son goût pour le néoclassique, le néo-grec, le néo-pompéien, son hyper-élitisme, ont sans doute occulté sa réelle modernité. Il a la même élégance, la même puissance que Frank, mais son emploi de matières naturelles, luxueusement teintées, sa légère touche surréaliste, annoncent, dès les années trente, ce que seront les années quarante. Quant à Pascaud, c’est à une autre forme de modernité qu’il nous confronte. Une modernité qui, même si elle joue à réintégrer le Louis XVI tout en l’épurant, même si elle s’inscrit dans la lignée des Adnet et des Arbus, trace une vraie ligne de rupture. De Pascaud, il ne faut surtout pas manquer ses meubles en poirier noirci, qui remirent d’ailleurs le noir à la mode, ni ses pièces en métal et verre. Et admirer de quelle manière il gainait de miroirs ses cheminées, ses dessertes et ses meubles. »

Un Frank de cuir tressé
Anne-Sophie Duval est installée dans l’ancien magasin d’antiquités de Madame Rateau, aux pieds de la maison de la famille Rateau. Son tiercé gagnant : Rateau naturellement, Chareau depuis 1965 et Dunand. « Il en est un, en particulier, que j’aimerais non pas voir découvrir ou redécouvrir mais reconsidérer. C’est le célébrissime Jean-Michel Frank que tout le monde connaît bien sûr. C’est la star des marchands et des collectionneurs, et depuis cinq ou dix ans la moindre pièce de Frank part immédiatement. Pourtant cette icône Art Déco n’est pas ce que l’on croit. Il est autre, ailleurs. Si l’on pense Art Déco, on pense nécessairement galuchat, bois sombres rehaussés d’ivoire. Alors que Frank, c’est tout autre chose : un raffinement, une connaissance réinterprétée de l’histoire de l’art, un sens des proportions, une science de l’échelle incomparables. Toute l’œuvre de Jean-Michel Frank témoigne d’un jeu intellectuel et artistique sans équivalent. C’est, dans les années trente, celui qui avait sans doute le mieux compris ce qui se passait, ce qui allait se passer. Il avait une capacité à se projeter dans l’avenir tout à fait inhabituelle. Aujourd’hui, il serait un designer maîtrisant les technologies de pointe et utilisant les matériaux composites les plus sophistiqués. C’était un homme de synthèse qui ne cherchait d’ailleurs pas à défendre la modernité, il l’inventait : tapisser des pièces en paille, en parchemin ou en terre cuite, c’était à l’époque inconnu et renversant. »

Le Chevallier dialogue entre ombre et lumière
Denis Doria est l’exemple type de l’amateur qui se prend à son propre jeu. Collectionneur depuis vingt-cinq ans, il est devenu marchand voici dix ans et a ouvert sa galerie il y a cinq ans. Avec un goût vif pour, entre autres, Eileen Gray, Mallet-Stevens et Sognot. « Ce qui est fascinant dans toute recherche, c’est de découvrir que tout ce que nous vivons aujourd’hui a déjà été inventé, exploré, projeté. C’est le cas avec Jacques Le Chevallier qui, entre 1927 et 1932, a créé vingt modèles de luminaires avec lesquels tout est déjà dit. Peintre et surtout maître-verrier à l’origine, il a beaucoup travaillé avec Mallet-Stevens et les autres architectes modernistes de l’époque.  Lorsqu’il s’attaque au luminaire, le problème lumière se trouve inversé. Le Chevallier cherche à établir le dialogue entre ombre et lumière. Et cette recherche passe essentiellement par la forme. Une forme soigneusement étudiée, absolument prédéterminée et qui génère sa propre ombre. Il n’y a rien d’équivalent dans la première moitié du XXe siècle. Il faudra attendre l’arrivée d’un Serge Mouille ou d’un Isamu Noguchi pour atteindre une telle perfection. Ses lampes sont des modèles d’équilibre et de précision. Quant à ses intégrations à des espaces architecturaux, elles restent également des modèles ; ses systèmes d’éclairage se transmuent en structures décoratives murales. Même s’il a parfois intégré le bois à ses créations et si l’une de ses lampes est en céramique, Le Chevallier pratique l’unicité du matériau : ébonite et aluminium, quasi-exclusivement. Il a été l’un des tous premiers à utiliser l’aluminium, et les vis, toujours apparentes dans ses créations, témoignent de sa volonté de ne rien masquer de la structure. En cela, il s’apparente aux constructivistes et annonce pleinement le design authentique. »

BOULOGNE-BILLANCOURT, Centre culturel, jusqu’au 16 janvier, cat. éd. Norma, 304 p., 300 ill., 395 F.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°502 du 1 décembre 1998, avec le titre suivant : Les découvertes de l’Art Déco

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