Les audaces graphiques de la Secession

Par Philippe Piguet · L'ŒIL

Le 1 septembre 1999 - 1854 mots

Pour son exposition de rentrée, le Musée-galerie de la Seita à Paris a choisi de présenter les affiches viennoises de la Secession. Ondulations Art Nouveau pour les illustrations de Koloman Moser, typographie sauvage dessinée par Egon Schiele, ou masques expressionnistes mis en couleurs par Bertold Löffler. De véritables révolutions graphiques.

Longtemps considérés comme mineurs, les arts graphiques connurent à la fin du siècle dernier une faveur toute nouvelle grâce à l’action de certains mouvements artistiques qui aspirèrent à briser les barrières établies entre les différents modes d’expression. Parmi ceux-ci, Arts and Crafts en Angleterre, les Nabis en France et la Secession viennoise en Autriche ont joué un rôle déterminant. Support de prédilection de cette dernière, l’affiche constitue pour le mouvement autrichien l’un des vecteurs de médiatisation les plus efficaces de l’esthétique qu’il prône. Fondée par Gustav Klimt en 1897, la Secession viennoise allait faire de cette pratique la marque d’un style qui, bien au-delà de 1905, date ultime de son existence, influença toutes sortes de prolongements artistiques jusque dans les années 20. L’affiche s’imposa en effet très vite comme le lieu par excellence des innovations les plus expressives des sécessionnistes, et la lithographie comme le mode le plus approprié à en rendre compte.
De Klimt à Kiesler, en passant par Olbrich, Moser, Roller, Reisser et Löffler, la Secession viennoise compte les artistes les plus inventifs de la scène autrichienne de l’époque. Par leurs qualités et leurs résolutions plastiques, leurs œuvres, qui combattent les courants historicistes et éclectiques tout en empruntant volontiers au vocabulaire symbolique de l’Art Nouveau annoncent les recherches expressionnistes qui ne vont pas tarder à caractériser l’art germanique. Avant même que les artistes de Die Brücke et du Blaue Reiter ne se servent de l’estampe comme d’un tract, les Secessionnistes viennois ont parfaitement su utiliser les ressources de l’affiche à des fins de propagande. Chacune des expositions de la Secession faisait l’objet d’une édition choisie dont la conception était confiée aux meilleurs. Si l’affiche servait à l’annonce non seulement des expositions mais à celle des spectacles de théâtre et de musique qui faisaient la réputation de Vienne, elle était chaque fois pour les artistes l’occasion de créer une œuvre pleinement originale. Et, force est de le reconnaître, aux jeux multiples de la collusion de l’image et de la lettre, les sécessionnistes viennois ont fait preuve d’une inventivité totalement inédite et prospective. Leur sens de la composition, leur goût de la ligne et des aplats colorés, leur art de la typographie ont fait de l’affiche une pratique artistique à part entière. Aussi, à l’instar d’autres disciplines comme la peinture, la sculpture ou l’architecture, est-elle partie prenante du concept de Gesamtkunstwerk – œuvre d’art totale – si cher aux artistes viennois.

En 1897, à l’occasion de l’exposition inaugurale de la Secession, Gustav Klimt qui en fut le principal instigateur, avait réalisé une affiche qui se voulait un véritable manifeste. Le thème de Thésée combattant le Minotaure, qu’il avait retenu pour sujet, figurait dans la partie supérieure tandis que Pallas Athéna, en protectrice des arts, se dressait hiératique, bouclier et lance en mains, sur le flanc droit de l’affiche laissant toute une plage vide au centre pour le texte. La portée symbolique de l’image conçue par Klimt était clairement explicite : le taureau représentait la Künstlerhaus, association d’artistes contre laquelle se battait la Secession. Traitée dans le plus pur style décoratif d’un art qui se voulait « nouveau » et qui était caractéristique des nouvelles tendances de la fin du XIXe siècle, l’œuvre de Klimt fut l’objet d’un scandale inattendu. On reprocha en effet au peintre la complète nudité, pourtant très classique, dans laquelle il avait figuré Thésée et son œuvre fut officiellement censurée. Aussi, pour contenter ses détracteurs, Klimt se vit contraint d’en refaire une seconde version. Il y apporta une toute petite correction, se contentant de placer devant Thésée un jeu de troncs d’arbres élancés qui venaient cacher le sexe du héros. Contrairement à ce qu’elle visait, l’attitude prude de la censure qui ne manqua pas de provoquer diverses réactions contribua à faire la publicité de la Secession dont les expositions devinrent très vite de vrais pôles d’attraction pour le public.

De toutes les expositions organisées par la Secession au cours de ses neuf années d’activité, celle qu’elle consacra à Beethoven en 1902 fut assurément l’une des plus réussies. Dans tous les cas, elle est l’une des plus représentatives de son intention d’atteindre à la réalisation harmonique du concept d’exposition comme « œuvre d’art total ». Organisée autour de la présentation de la statue de Beethoven sculptée par Max Klinger, la 14e exposition de la Secession fut l’occasion pour Klimt d’exécuter sa fameuse frise en hommage au musicien, interprétation toute personnelle de la Neuvième Symphonie. La réalisation de l’affiche de cette manifestation fut confiée à Alfred Roller (1864-1935) dont le parti pris esthétique se démarque nettement de celui de Gustav  Klimt. L’image qu’il a conçue et qui montre une femme en attitude de recueillement, la tête penchée, les yeux clos, tenant un globe lumineux dans les mains, est stylisée à l’extrême. La ligne n’y est plus mouvementée comme par le passé, cédant le pas à un jeu de motifs géométriques quasi kaléidoscopique qui absorbe visuellement le sujet. Toute en hauteur, la composition en appelle à une mise en page d’une totale rigueur, le bloc de texte en bas à gauche de l’affiche fonctionnant comme l’image d’un autel au dessus duquel se penche la figure féminine. Le siècle avait tout juste deux ans et la Secession annonçait déjà les tendances à venir d’un style que l’histoire allait qualifier d’Art Déco.

Caractéristique de la première manière viennoise, cette affiche de Koloman Moser (1868-1918) montre ce qu’il en est, au début de la Secession, du style de l’ornement « vivant ». Membre fondateur du nouveau groupe avec Klimt, Olbrich et Hoffmann, « Kolo » Moser, comme il se surnomme, rivalise d’inventions dans le graphisme évocateur d’un univers floral auquel la figure féminine est presque toujours associée. Celle qu’il représente ici, pour le Frommes Kalender, en grande prêtresse du temps tenant un sablier dans la main, mêle aux tendances de l’Art Nouveau de puissants souvenirs symboliques. De profil, à mi-corps, elle impose au regard une silhouette hiératique d’autant plus forte que l’artiste insiste sur la bidimensionnalité de l’image refusant tout effet de volume, comme s’il voulait adapter son sujet aux techniques d’aplat de la lithographie. Moser, qui exerça son activité dans le domaine des arts appliqués, donnant des modèles tant d’affiches et de meubles que de vitraux et de tissus, offre ici un bel exemple de composition constituée de deux registres superposés, l’un réservé à l’image, l’autre au texte. Cette partition lui permet d’inscrire sa figure dans un format strictement carré qui conforte sa stabilité tout en exacerbant les arabesques de son motif. Le travail de la lettre, quant à lui, laisse augurer les recherches de Moser telles qu’elles vont se développer dès le début du siècle dans un style franchement géométrique.

Dans cette ville de grands spectacles qu’était Vienne, l’architecture théâtrale ne connaissait que peu d’exemples audacieux et le schéma conventionnel de la séparation entre scène et public était de rigueur. Créé en 1907 par l’architecte sécessionniste Josef Hoffmann, le Cabaret Fledermaus se distinguait toutefois des autres lieux. Premier café-théâtre de la capitale, il fonctionnait à la différence des grandes salles très populaires comme un studio expérimental où les membres de la Secession pouvaient faire valoir leur prétention à changer la vie. De petit format, plus large que profond, le Cabaret Fledermaus n’offrait que 300 places groupées autour de tables et dans un petit nombre de loges, assurant au public réuni une manière de convivialité propre à l’idée de cabaret. La force d’impact de l’affiche de Bertold Löffler (1874-1960) est un assez bon reflet de la singularité de la programmation qui y était développée. L’aspect rudimentaire des visages qui en constituent l’argument iconographique renvoie à un art brut et sans détour, d’une complète expressivité, que corrobore l’économie des moyens plastiques mis en œuvre par l’artiste : un trait large, des formes schématiques et une palette réduite à trois tons. Cette façon qu’il a de figurer ses visages comme des masques souligne sa pleine adhésion à une esthétique quasi primitiviste, pionnière à l’époque, et que conjugue par ailleurs dans une même unité d’espace théâtre et cabaret, le drame et la caricature.

Si le départ de Gustav Klimt et de ses amis de la Secession en 1905 ne met pas un terme définitif aux activités de celle-ci, les expositions qui suivent reflètent indiscutablement la perte subie. La proposition qui est faite à ces artistes de disposer d’un nouveau lieu, à construire sur le site de l’actuelle salle de concert, est aussitôt saisie par Josef Hoffmann qui y réalise un ensemble de salles d’expositions. Cofondateur de la nouvelle Kunstschau, qui ne connaîtra finalement que deux sessions en 1908 et en 1909, Bertold Löffler exécute cette affiche d’un ton singulier. Faite à l’effigie d’une tête féminine dont la chevelure se déploie en vagues conférant à la composition une puissante dynamique d’ensemble, elle en montre un profil très stylisé qui n’est pas privé d’expression. Tous les talents d’illustrateur de Löffler, qui s’exprime dès 1902 aux Éditions viennoises, sont ici rassemblés, notamment dans cette façon qu’il a de rendre compte de la ligne du dos de son modèle dans un raccourci très signifiant. Multipliant les registres d’expression, arts graphiques et décoratifs étroitement mêlés, Löffler s’affirme au cours de la première décennie du siècle comme l’un des artistes essentiels du Jugendstil viennois. D’une grande liberté de facture, son art témoigne d’une sorte d’insouciance qui lui permet de combiner « sans effort apparent les éléments géométriques de l’ornement viennois avec les courbes expressives de sa propre fantaisie personnelle » (Michel Pabst). L’absence de toute représentation figurée au bénéfice d’une image exclusivement constituée de plans géométriques et de jeux typographiques signale l’appartenance de cette affiche à une esthétique construite. Réalisée en 1924 par Friedrich Kiesler (1890-1965), elle est caractéristique du style qui va se développer après la Grande Guerre, mettant en jeu un vocabulaire formel strictement abstrait, quand bien même on peut y repérer des éléments plastiques réalistes, comme ce globe lumineux posé sur un socle rappelant les images précédentes d’Alfred Roller et de Kolo Moser. Si l’affiche de Kiesler sert à l’illustration de l’Exposition internationale organisée par la Secession à l’automne de cette année 1924, les temps de lustre de l’institution viennoise sont alors bel et bien achevés. La dernière manifestation de prestige remonte à 1918, lorsque la salle principale du bâtiment d’Olbrich avait été occupée par un ensemble de 19 toiles d’Egon Schiele. La mort de cet artiste cette année-là et l’émigration de nombreux artistes par la suite ne permirent pas à la Secession de trouver un nouvel élan. L’affiche de Kiesler témoigne, du moins dans le domaine des arts graphiques, de l’attention des jeunes artistes aux formes dites modernes, comme celles qui sont promues par l’Exposition des Arts décoratifs de 1925 à Paris. Tout comme elle avoue une influence des recherches typographiques des avant-gardes russes, tant suprématistes que constructivistes.

PARIS, Musée-galerie de la Seita, 16 septembre-21 novembre, cat. 100 p., 180 F.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°509 du 1 septembre 1999, avec le titre suivant : Les audaces graphiques de la Secession

Le Journal des Arts.fr

Inscription newsletter

Recevez quotidiennement l'essentiel de l'actualité de l'art et de son marché.

En kiosque