L’ère du sentiment ou l’impossible harmonie

L'ŒIL

Le 1 mai 2002 - 2269 mots

En se penchant sur l’histoire du sentiment et les représentations de son expression entre 1760 et 1830, la Cité de la Musique montre l’émergence de cette notion fondamentale dans tous les domaines artistiques. Une exposition ambitieuse qui, après « Figures de la passion », mêle une nouvelle fois peinture, sculpture, dessin et musique.

On se sert des couleurs, mais on peint avec le sentiment ». A peine cités ces propos de Chardin repris par Diderot, une impression de familiarité est créée vis-à-vis de tout ce qui est ainsi évoqué : le peintre, que l’on imagine formulant cet aveu dans une atmosphère de secret partagé avec son interlocuteur, mais aussi avec nous-même ; l’époque, un siècle des Lumières qu’on aime à teinter d’une sorte de douceur intime qui tempère le seul usage de la raison ; et avant tout la notion elle-même. Le sentiment, ce serait justement cette connaissance intuitive des choses qui semble relever de couches profondes de l’être, de ces couches tellement profondes qu’on les considérerait aisément comme atemporelles. L’exposition de la Cité de la Musique a pour premier mérite d’en rappeler le caractère historique : le « sentiment », dans ses diverses acceptions, a joué un rôle fondamental dans la culture et la civilisation occidentales du milieu du XVIIIe siècle aux années 1830, rôle dont les arts se font tout particulièrement l’écho ; et il a connu des avatars qui l’éloignent fortement de l’accord profond entre l’être et le monde que sous-entend le mot de Chardin. On voudrait ici rappeler les principaux jalons de cette évolution, en rappelant d’abord la valeur qu’on attribue au sentiment pour la connaissance de l’homme ; puis en évaluant son importance dans la connaissance du monde, notamment dans le rapport à la nature ; enfin en faisant apparaître le rôle qu’elle joue dans la définition de la nouvelle place accordée à l’art.
Le sentiment, c’est d’abord ce qui fait que l’on sait sans savoir : une intuition intime concernant soi-même, les autres, le monde alentour, origine d’affinités électives et secrètes. La rhétorique classique l’appelle le nescio quid, le « je ne sais quoi ». Nul besoin de lire les Entretiens d’Ariste et d’Eugène du père Bouhours (1671) ou les pièces de Marivaux. Ses héroïnes disent avec raison : « je ne sais plus où j’en suis », elles s’égarent et finissent par se retrouver, surtout sur le registre affectif qui est le leur : on ne s’étonnera donc pas du glissement qui s’opère sur le registre galant. De
« l’esprit de finesse », selon la formule de Pascal, au trouble dans la relation amoureuse, il y a une évolution qu’on serait tenté de retrouver chez Watteau et les peintres de fêtes galantes, Fragonard compris. Mais en notant bien que le jeu du sentiment ne concerne pas que les protagonistes : le spectateur joue à qui perd gagne dans les subtiles énigmes qui lui sont proposées quant à la nature des relations entre les êtres. La seconde moitié du XVIIIe siècle est caractérisée, en ce qui concerne le sentiment, par la forte liaison avec une autre dimension problématique : la sensation. L’empirisme anglo-saxon, depuis Locke, pose le principe selon lequel toute idée a sa source dans les sens : de ceux-ci au sentiment, le glissement est d’autant plus fort que se développe, chez Shaftesbury, chez Hume, puis en France dans le « sensualisme » d’un Condillac, une valorisation de la notion de « sympathie ». Celle-ci doit être entendue dans un sens particulièrement fort : il s’agit de la possibilité qu’a un individu de se mettre à la place d’un autre pour ressentir les effets sensibles de tel ou tel événement.

Ressentir la variabilité de l’être
On imagine le rôle que cela peut jouer dans le rapport à l’œuvre d’art figurative. Chez Greuze, impossible de faire la part de ceux qui sont purement affectifs et de ceux auxquels se mêlent une dimension sensuelle.  Chez Peyron, comme dans sa Cornélie, mère des Gracques, il s’agit surtout d’émotion partagée. Emotion douce parfois, mais souvent pathétique. Le XVIIIe siècle a aimé le sourire dans les larmes et les pleurs parmi les rires : la mutabilité de l’être fait changer sans cesse de registre. Ce qui signifie parcourir, et rapidement, le spectre complet du rapport à la vie, de ce que l’on ressent d’elle, notamment des effets cénesthétiques (liés à l’appréhension que nous avons de notre propre corps) ou synesthésiques (mettant en relation nos différents sens). La jeune fille affligée de Stouf peut retrouver rapidement le sourire : au contraire des passions, le sentiment (le singulier l’indique bien) désigne le caractère commun qui consiste surtout à ressentir la variabilité de l’être, notamment dans son rapport avec l’environnement, jusqu’au mal-être, le spleen des Anglais. Peu à peu, un abîme s’ouvre : celui de la psyché humaine et ses aspects les plus sombres. Laclos, Rétif de la Bretonne, Sade disent la violence cachée dans l’être, elle triomphe dans les tableaux des années 1780. Le Sturm und Drang allemand des années 1770, puis ce que l’on nomme romantisme, dans le premier tiers du XIXe siècle, pousseront au plus loin ces évocations de l’inquiétude profonde de l’être face à ce qui le dépasse. D’où ce questionnement constant de ce qui n’est pas l’homme mais dont l’homme dépend : le monde extérieur, conçu désormais comme le lieu où l’être peut retrouver une unité perdue. Ce monde extérieur, c’est d’abord la nature. Et elle paraît bien être le refuge où l’on peut encore entendre cette voix intime et douce qu’on appelle le sentiment. Le dernier tiers du XVIIIe siècle, sur ce registre, peut à bon droit être considéré comme le triomphe des idées développées par Rousseau dans ses ouvrages des années 1760, La Nouvelle Héloïse ou l’Emile : la nature est à vivre, loin des compromis et des compromissions de la ville. Cependant, l’opposition n’est pas si grande qu’il y paraît. Ce que Saint-Preux et Héloïse reconstruisent dans le Valais, c’est en grande partie la sociabilité dont le XVIIIe siècle a fait un art : mais une sociabilité dans une nature champêtre, qui somme toute marque la fusion entre deux aspects antagoniques de la civilisation occidentale. Se met en place «  le côté noir du paysage » : la révolution industrielle qui chasse les paysans de leurs terres, agrandit les propriétés, met en cause la structure villageoise. La Bergère des Alpes de Vernet, grand succès du demi siècle, est déjà en passe de constituer une représentation idyllique sans rapport avec la réalité. Le sentiment, ici l’appel au partage de la paix et de l’harmonie, menace de tourner au chromo. Il est vrai que dans cette œuvre, ce n’est peut-être pas tant la bergère qui compte que le lieu dans lequel elle prend place. La montagne, à elle seule, constitue le lieu d’exaltation par excellence où le sentiment est désormais conçu comme la recherche du plus haut degré : en d’autres termes, le sublime. Burke ajoute à cette idée d’intensité maximale celle du mélange : de la douleur associée au plaisir. La montagne, dans toute sa rudesse, devient l’image privilégiée de ce type de représentation ; et l’image perdure bien au-delà du siècle : le Paysage de Carus est là pour le souligner, avec la définition qu’il donne d’un lieu situé hors de toute mesure humaine, où l’homme devient si rare ; où le sentiment conçu sur un mode fusionnel apparaît de plus en plus menacé. C’est qu’en bas, là où les hommes sont en rapport les uns avec les autres, les choses ne vont pas bien. Le temps est à la crise sociale, économique et surtout politique : nul besoin d’insister sur le rôle de la Révolution française à l’échelle européenne. L’individu est pris dans l’histoire collective et les possibilités d’être à l’écoute de son être intime, tout comme le rapport privilégié à la nature, disparaissent. La communication l’emporte et les traits sont grossis. Dès les années 1780, on voit apparaître ce que la Révolution exacerbera : un message fort et puissant. Le pathétique tend à céder la place à l’héroïque : si sentiment il y a, il est du côté de la force, comme le Serment des Horace de David. Mais dans ce tableau, on notera le contrepoint fourni par les femmes, qui demeurent dans la douleur partagée. Ainsi s’articule une forme de retour, pour cause de lisibilité, au langage des passions, et le discours muet, affecté au sexe féminin, du sentiment. L’idéal héroïque véhiculé par l’épopée napoléonienne, puis la reprise en main de l’ordre économique durant la Restauration, ne modifiera pas cette configuration, au sein de laquelle les êtres sensibles, les Chatterton, les Rolla, paraîtront inadaptés. Tout cela à cause de ce qui à la fois détruit et sauve l’être : l’art.

Dire l’homme dans sa totalité
La période que nous considérons est en effet celle où se met en place le triomphe de l’art, que proclame la pensée romantique. Le milieu du XVIIIe siècle voit l’apparition quasi simultanée des trois types de discours qui continuent aujourd’hui à le définir : la critique d’art avec La Font de Saint-Yenne, l’esthétique avec Baumgarten, l’histoire de l’art avec Winckelmann. Le Salon, qui se tient à Paris à dates régulières depuis 1737, place l’art au cœur de la vie sociale. D’où le développement de la question du « goût ». Depuis Dubos, l’homme de qualité est aussi celui qui juge bien des œuvres d’art, qui donne à leur endroit ce qu’on nomme son « sentiment » : une forme de jugement intuitif traduisant la qualité intrinsèque de la personne, mais que l’on apprend aussi à argumenter
comme y invite le développement de l’« opinion publique ». Mais le descriptif bientôt ne suffit pas et on en arrive au prescriptif. Mais prescrire quoi ? Pour beaucoup, l’idéal. Plus précisément, en ce qui concerne l’art, le « beau idéal ». Il s’agit de la reprise de cette idée ancienne : il n’y a véritablement d’art que dans la recherche de formes parfaites. Mais ici avec un ajout majeur, l’idée selon laquelle il s’agit de traduire les aspects les plus nobles de l’être humain. D’où un conflit constant entre les moyens et les fins : l’emploi de formes figuratives, renvoyant à un monde réel dont l’actualité donne suffisamment à lire la complexité, la trivialité, et l’appel à la transcendance. Somme toute, il s’agit de marquer le déchirement vis-à-vis d’un idéal politique, esthétique, métaphysique, toujours à redéfinir. Les solutions pour l’évoquer sont multiples, parfois contradictoires. Le trait essentiel, toutefois, c’est que cet idéal est dangereux. Quand Ingres peint Roger et Angélique, privilégie la tension entre la pureté des lignes et la violence sous-jacente, il prône une esthétique de la distance. Tout sentiment, au sens d’une communication diffuse, a disparu. Pas plus de confiance en la possibilité de comprendre l’homme dans les gravures de Delacroix illustrant le Faust de Goethe : le savoir ne sert à rien ; s’ouvre le terrible abîme de l’autodestruction. Quelle solution, alors, pour continuer à agir, à créer à partir de cet espoir de conciliation qui, une fois connu, ne s’efface pas ? L’art fait question, au point que bien des artistes romantiques seront plus théoriciens encore que praticiens, de Carus à Blake. Deux solutions opposées pour s’en sortir. La première consiste à aller au plus loin de ce qui seul demeure d’un être possédant une dimension qui lui est propre : vers le rêve. Jamais on ne peindra comme durant le premier tiers du XIXe siècle des scènes oniriques, où le sentiment cède désormais la place aux profondeurs des mécanismes inconscients ; où l’art, somme toute, tend à renoncer au jeu sur sa propre tradition et s’ouvrir au jeu des images. La seconde consiste à montrer le monde tel qu’il est, dans sa pathétique souffrance collective. Les grands artistes seront ceux qui sauront associer ces deux dimensions. Quand John Martin peint la Chute de Babylone, c’est un univers des profondeurs qui vient interroger les mégalopoles en cours de développement, de Londres à Paris ; mais c’est aussi l’image d’un chaos qui sans cesse menace. Si, pour reprendre le titre de l’œuvre de Goya, « le sommeil de la raison engendre des monstres », alors il faut lutter ; et lutter, c’est avoir la force de montrer les monstres, à l’extérieur ou à l’intérieur de l’homme, pour dire l’homme dans sa totalité. Tâche énorme, à l’échelle du temps prométhéen qu’a été le XIXe siècle. Cette question de la totalité, l’exposition de la Cité de la Musique l’aborde de façon somme toute modeste, au travers du rapport entre les différents sens. Une façon comme une autre de rappeler l’impossible harmonie un temps poursuivie au nom du sentiment.

- L’exposition : Le Musée de la Musique poursuit son exploration, ente musique et arts figurés, de la sensibilité artistique de l’époque moderne, en analysant l’émergence de la notion nouvelle d’expression du sentiment, depuis 1760 jusqu’aux années 1830. L’exposition est « une invitation à la rêverie et à la contemplation », structurée en cinq temps : la rhétorique des larmes et la vertu des héros, de Greuze à David, la scène musicale parisienne, à travers un ensemble de décors conçus pour des œuvres de Gluck, Spontini, Auber, le renouvellement des thèmes entre sujets antiques et modernes, la figure du musicien virtuose avec l’évocation de Beethoven, Liszt et Paganini, enfin, l’aspiration vers l’infini et sa traduction dans les peintures de paysages. Le principe étant de mettre en relation peintures, sculptures et dessins avec la musique, chaque visiteur se voit doté d’un casque qui lui permet de dessiner son parcours musical, de Haydn à Berlioz en passant par Mozart, Beethoven, Cherubini, Schubert, Weber et Rossini en fonction de son parcours visuel.

« L’Invention du sentiment. Aux sources du romantisme (1770-1830) », Cité de la Musique, 221, av. Jean Jaurès, 75019 Paris, tél. 01 44 84 44 84 ou www.cite-musique.fr Jusqu’au 30 juin. Horaires : tous les jours sauf le lundi de 12h à 18h, le dimanche de 10h à 18h.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°536 du 1 mai 2002, avec le titre suivant : L’ère du sentiment ou l’impossible harmonie

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