Il y a 100 ans, la révolution bolchevique changeait le visage de la Russie. Et les artistes d’avant-garde (Malevitch, Kandinsky, Rodchenko, Tatline, El Lissitzky ou encore Chagall) y ont activement participé, parfois au prix de leur pratique artistique. Voire de leur vie.
Le tsar de toutes les Russies a abdiqué ! En ce mois de mars 1917, les cortèges de grévistes scandant dans les rues « Vive la république ! », rejoints par les soldats qui ne veulent plus mater l’insurrection en tirant sur leurs frères ouvriers, ont eu gain de cause. La guerre ? Elle est perdue, certes, mais c’est la faute au tsar. Le nouveau gouvernement provisoire refuse d’endosser la responsabilité de cette défaite. L’art, la vie, le peuple, tout est à réinventer. Les artistes « de gauche » s’enflamment pour cette révolution progressiste qui leur semble libérer la création. À l’automne, les bolcheviques menés par Lénine renversent le gouvernement provisoire. Bientôt, ils créent une police politique secrète et omnipotente (la Tcheka), rétablissent la peine de mort et la censure, qui avaient été abolies par le gouvernement provisoire, interdisent les partis « bourgeois » et dissolvent l’Assemblée élue, où ils sont minoritaires. Une guerre civile déchire bientôt le pays, déjà dévasté par les privations liées à la guerre.
Pourtant, les artistes (Rodchenko, Malevitch, Tatline ou Kandinsky) veulent continuer à croire à cette révolution qu’ils ont appelée de leurs vœux. Ne va-t-elle pas de pair avec celle de leur art, qui entend faire table des icônes du passé ? Ils veulent croire aux promesses de Lénine, et s’engagent dans le projet de société de ce dernier. Certains mettent leur art à son service ; d’autres vont jusqu’à le délaisser pour se consacrer à l’édification de cette nouvelle ère. C’était il y a 100 ans. Toute l’année, des expositions – comme celle, ce mois-ci, de la Bibliothèque de documentation internationale contemporaine à Paris : « Et 1917 devient Révolution » – commémorent cette révolution, réunissant les œuvres de ces artistes d’avant-garde enflammés par les espoirs qu’elle suscitait. Pourtant, les illusions des premiers feux de leur passion laisseront place à la défiance, et à des rapports de force qui ne se résoudront que dans une mort violente ou la fuite.
De fait, depuis 1905, au contact des avant-gardes européennes, les artistes russes ont découvert de nouvelles façons de peindre. Ainsi, pour Malevitch, la révolution politique suit un chemin parallèle à la révolution picturale dans laquelle il est engagé. « Les mouvements d’avant-garde auxquels il a participé sont qualifiés par la critique comme de “l’art de gauche”, or la révolution politique est, elle aussi, “de gauche”. Avant 1917, ces deux usages du terme “de gauche” pouvaient être considérés comme une coïncidence […]. Désormais, les deux usages convergent », explique l’historien Tzvetan Todorov dans Le Triomphe de l’artiste, paru en 2017 au moment de la disparition du philosophe.
Aussi, pour porter la bonne nouvelle de la révolution dans tout le pays, les artistes organisent happenings et manifestations, décorant trains, bateaux, places publiques de compositions cubo-futuristes et de slogans révolutionnaires. Dès le mois d’avril 1917, Malevitch participe ainsi à la décoration des défilés du 1er mai, fête du Travail, peignant les chars de propagande dans un esprit « suprématiste ». Ce même mois, le voici par ailleurs élu membre de l’Union de la jeunesse, organisation des artistes de Moscou et de Pétrograd qui se revendiquent « de gauche », c’est-à-dire d’avant-garde. Au mois d’août, l’artiste encore considéré comme militaire préside le département artistique du Soviet des députés ouvriers et soldats de Moscou, avec le peintre et sculpteur constructiviste Vladimir Tatline. Plus le temps de peindre : immergé dans le « travail social », Malevitch consacre son énergie à l’élaboration du programme d’une académie populaire des arts qui s’adresserait aux masses.
En son sein, Alexandre Rodchenko – qui soutient l’effort industriel soviétique en s’investissant dans la photographie, le design et les affiches publicitaires qu’il crée avec Maïakovski – réfléchit avec ses camarades à un art nouveau, qui corresponde à la nouvelle société issue de la révolution et s’adresse au peuple. Malevitch, lui, est nommé commissaire à la protection des trésors artistiques du Kremlin, puis responsable du département musée au Commissariat de l’éducation. Il participe avec Tatline et Kandinsky au département pour les arts de l’image. Et, en septembre 1918, le voilà qui s’engage dans une nouvelle institution pédagogique, les Ateliers artistiques libres d’État, dirigeant l’un d’eux pendant un an. « La collectivisation de la création devint chaque jour plus visible, multiple et publique », observe John Milner dans le catalogue de l’exposition « Revolution: Russian Art 1917-1932 » qui s’est tenue à la Royal Academy en 2017.
Pour ce congrès, Tatline imagine quant à lui en 1919 son Monument pour la IIIe Internationale : érigé à la gloire du nouvel ordre économique, ce projet utopique concentre salles de réunion, d’information et de spectacle, dans une spirale métaphorique du progrès social, prévue un tiers plus grande que la tour Eiffel. Mais le monument ne fut cependant jamais construit, faute d’argent.
Il faut dire que la situation économique du pays est fragile. Le peintre Antoine Pevsner se souviendra plus tard de l’époque où il enseignait avec Malevitch à Moscou, en 1919 : « L’anarchie, la détresse et la famine étaient hallucinantes. Ce fut là l’hiver le plus terrible. Les rues de Moscou, bloquées par des montagnes de neige, étaient pleines de cadavres de chevaux et d’animaux divers, sur lesquels s’acharnaient les chiens affamés […]. Les ateliers des artistes étaient sans chauffage, couverts de glace, et le bois manquait tellement que les meubles et tout ce qui pouvait être brûlé avaient été consumés dans les poêles. » Les conditions de vie à Moscou sont telles que Malevitch décide de la quitter à la fin de l’été 1919 : « Parce que je n’ai pas d’appartement ni de bois ni de lumière, je suis forcé d’accepter les propositions des ateliers de Vitebsk », écrit-il.
Désormais à la tête des ateliers de Vitebsk, Malevitch orne les salles publiques et les rues de Vitebsk de motifs suprématistes. « Dans les rues principales, les briques rouges sont peintes de blanc. Et sur ce fond blanc courent des cercles verts. Des carrés orange. Des rectangles bleus. C’est le Vitebsk de l’année 1920. Le pinceau de Kasimir était passé sur les murs de brique… », témoigne le cinéaste Sergueï Eisenstein, de passage dans la ville.
Après l’utopie, le désenchantement des artistes
En 1922, la guerre civile s’achève. Lénine tombe malade. Les bolcheviques qui, dans les premières années de la révolution, avaient d’autres priorités que de contrôler les artistes, se durcissent. « Nous voulons manufacturer les intellectuels comme des produits fabriqués à la chaîne dans les usines », déclare en 1925 le théoricien du communisme Nikolaï Boukharine dans un discours adressé aux artistes, savants et écrivains. L’art abstrait, jugé peu intelligible par les masses, suscite de plus en plus la méfiance. Certains, comme Rodchenko, resteront fidèles au régime soviétique : lorsque les écoles d’art nées de la révolution dans lesquelles il enseignait fermeront en 1930 sur décision du pouvoir politique, Rodchenko se consacrera au photojournalisme pour témoigner des grandes œuvres du régime, même si elles sont coûteuses en vies humaines.
D’autres fuiront, comme Kandinsky, qui profite d’une mission officielle pour s’installer en Allemagne dès 1921. Malevitch, décrié par le régime à partir de la fin des années 1920 et attaqué dans la presse, n’y parviendra pas. Le 5 juin 1927, au retour d’un voyage en Allemagne, il sera arrêté par la police politique et soumis à un long interrogatoire, avant d’être relâché. Trois ans plus tard, le peintre qui s’est éloigné de l’idéologie soviétique sera accusé d’espionnage, activité punie de peine de mort. Ses manuscrits, quelques lettres et un peu d’argent lui sont confisqués.
Libéré in extremis, l’artiste, qui s’est remis à peindre, renonce ensuite à rendre publiques ses recherches théoriques. Après sa mort en 1935, ses œuvres plongeront dans l’oubli jusqu’à l’effondrement du régime communiste. À partir des années 1940, Tatline, effrayé par la condamnation à mort et l’assassinat de Gustav Klucis, se remettra à la peinture de chevalet et créera dans l’ombre, jusqu’à sa mort en 1953. Quant à l’enflammé Maïakovski, qui se promenait le visage peinturluré dans les rues de Moscou en 1917 et déclamait ses poèmes dans les cafés, il se suicidera en 1930, après avoir perdu toutes ses illusions. Avant de se donner la mort, il a composé ces derniers vers chargés de ses rêves naufragés : « La barque de l’amour s’est brisée contre la vie courante comme on dit, l’incident est clos. »
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Le rôle des artistes dans la révolution de 1917
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S'abonner à partir de 8,50 € / moisCet article a été publié dans L'ŒIL n°706 du 1 novembre 2017, avec le titre suivant : Le rôle des artistes dans la révolution de 1917