Le droit d’auteur et ses abus

Par Vincent Noce · L'ŒIL

Le 1 septembre 2003 - 1879 mots

Un dessinateur peut-il croquer la silhouette de Tintin en posture incongrue ? Un biographe de
Toulouse-Lautrec ou Rouault a-t-il tout loisir d’évoquer les relations du peintre avec des prostituées ? Une revue d’architecture est-elle libre d’illustrer son propos par la prise de vue d’un immeuble d’avant-garde ? Aussi surprenant qu’il y paraisse, la réponse peut fort bien être négative. Et ce, au nom d’un grand principe : le droit d’auteur.

Le syndicat de la presse magazine et d’information (SPMI) a été un des premiers à s’alarmer de la prolifération des revendications intentées en brandissant le code de la protection intellectuelle. Le comble semble avoir été atteint quand des propriétaires courroucés ont réclamé de l’argent pour des prises de vue d’un volcan en Auvergne ou d’un immeuble haussmannien. Christian Liaigre a obtenu 7 500 euros d’Elle Déco pour des vues des salons Chanel redécorés par Karl Lagerfeld, sur lesquelles figuraient ses meubles. Les héritières de Sonia Delaunay ont fait condamner Maison française pour avoir illustré un reportage sur le musée de la Mode d’une robe dessinée par l’artiste.

Le syndicat s’est alarmé au point de mettre en place, avec des photographes et des éditeurs, un observatoire de l’image dont le premier débat a été : « La photographie peut-elle encore exister ? »
Désormais, tout le monde se sent « propriétaire » d’une œuvre et demande des comptes, plasticiens ou littérateurs, mais aussi les architectes avec leurs fontaines, les musées avec leurs tableaux, les municipalités avec leurs églises, voire les parcs naturels avec leur paysage. Tous oubliant allègrement que ces biens appartiennent au patrimoine public. Et que leur dissémination fait
partie de leur mission éducative.

La Réunion des musées nationaux réclame à un éditeur italien au moins 4 500 euros pour chaque prise de vue d’une œuvre d’Adrien Dubouché. Le Centre des monuments nationaux demande un millier d’euros pour une séance de photographies des façades de la cathédrale de Quimper. Pour un reportage dans les falaises de Cassis, Automobile Magazine s’est vu réclamer 12 000 euros par la commune. Racket ? Certaines revendications n’ont en effet aucun fondement juridique. Mais la peur du litige peut, à elle seule, s’avérer dissuasive.

En 1996, des grandes écoles ont été assignées pour des pages d’étudiants reprenant sur leur site web des paroles de chansons de Jacques Brel et Michel Sardou. Daniel Buren a attaqué des fabricants de cartes postales représentant la place des Terreaux à Lyon, qu’il avait réaménagée. Les juges lui ont donné tort, en soulignant que son apport, dont nul ne minimisait l’esthétique portée, n’était pas reproduit isolément, mais imbriqué dans un « patrimoine historique ». Les éditeurs ont cependant été priés de faire figurer le nom de l’ombrageux plasticien au dos de chaque carte postale. Ces incidents peuvent sembler cocasses, voire ridicules. Ils sont en réalité inquiétants. Une idée a priori insoupçonnable – la reconnaissance et la protection de la création – se retrouve pervertie jusqu’à produire l’effet contraire : la défense d’égoïsmes corporatistes, au risque d’entraver la liberté d’expression, la démocratisation de la culture et la création.

La notion même d’auteur n’est pas nouvelle, puisqu’elle commence à être reconnue dès le début du XVIIIe siècle. Le XIXe siècle l’a consacrée officiellement par des congrès internationaux. Le XXe est le siècle de son triomphe absolu, au point qu’on peut se demander si le XXIe siècle ne s’annonce pas comme celui de l’abus du droit d’auteur. L’équilibre à respecter entre le bien public et les intérêts des auteurs et producteurs s’est en effet rompu. Le conflit autour du prêt gratuit des livres l’a bien illustré. Le nombre de volumes prêtés par les bibliothèques municipales souvent aux catégories les moins aisées ou encore aux enfants et adolescents, est passé de 60 à 150 millions.

Les droits d’auteur n’ont cessé d’étendre leur emprise : en durée d’exercice, en extension géographique et en disciplines d’application. Les États-Unis, qui mènent la danse, sont passés d’un extrême à l’autre. Au xixe siècle, ils se désintéressaient de la protection des auteurs, ce qui leur a permis de piller le fonds de la littérature britannique. Ils étaient ainsi restés à l’écart de la convention de Berne en 1886. Depuis 1790, les œuvres étaient protégées, du vivant de l’auteur, pendant quatorze ans. Depuis, l’Amérique a rattrapé le temps perdu. En quarante ans, le Congrès a voté pas moins de onze textes pour allonger la durée de la propriété intellectuelle. Depuis 1998, la propriété littéraire et artistique a été rallongée de vingt ans pour rester protégée soixante-dix ans après la mort du créateur. Le délai est le même sur le Vieux Continent, conformément à une directive européenne de 1993, à laquelle la France s’est conformée quatre ans plus tard.

Les héritiers peuvent dormir sur leurs deux oreilles : du soutien à l’art, on est passé à leur confortable entretien. Moins de 2 % des bénéficiaires du « droit de suite », perçu sur les ventes aux enchères, accaparent près d’un tiers de ce revenu, destiné à aider les artistes. Ces privilégiés, au premier rang desquels la famille Picasso, sont presque tous des héritiers. Le Boléro de Maurice Ravel, un des airs de musique classique les plus joués au monde, aurait dû tomber dans le domaine public en 1996. Les ayants droit sont assurés de toucher des royalties jusqu’en 2016. Auteurs et producteurs bénéficient même d’une subtilité, prolongeant les droits d’une œuvre collective jusqu’à soixante-dix ans après la mort du dernier collaborateur. Carmen de Bizet est ainsi resté protégé pendant près d’un siècle, grâce à la longévité d’un des librettistes. Un bonheur pour la production cinématographique, qui met à contribution auteur, réalisateur, scénariste, compositeur et j’en passe. Il a même été question d’un « droit de l’éclairagiste » – ce n’est pas une blague. Résultat, tout le cinéma est pour longtemps intouchable, la moindre reprise d’image dans un documentaire coûtant une fortune.
Il est aussi possible de renouveler sans limites les droits d’exploitation en faisant d’un nom d’artiste, voire d’une œuvre, une marque déposée. Picasso en est devenue une, tout comme Johnny ou le Guggenheim à Bilbao.

Aux États-Unis, la propriété intellectuelle a été portée à quatre-vingt-quinze ans après le décès du créateur, dès lors que les droits appartiennent à une entreprise. Ce qui a fait dire à un trio contestataire, un restaurateur de vieux films, un libraire et un éditeur, qui ont porté l’affaire devant la Cour suprême, que désormais le droit d’auteur profitait à 99,8 % à l’industrie et à 0,2 % au public. On reste pantois devant tant d’exactitude scientifique. Mais il est vrai que les autorités ont cédé à un lobbying incessant, en premier lieu celui de... Disney. La « World Company » n’a en effet aucune envie de voir ses icônes tomber dans le domaine public, ce qui lui ferait abandonner d’énormes redevances. Walt Disney est décédé en décembre 1966. La société a donc obtenu de protéger les droits de ses créations jusqu’en 2061 (à moins que, d’ici là, elle n’obtienne de nouveaux délais, but qu’elle poursuit déjà). Sans ce dernier allongement, le personnage de Mickey ayant été créé en 1928, n’importe qui aurait eu le droit de l’utiliser à sa guise à partir de 2004.

Mickey peut prêter à sourire. Mais la même difficulté vaut pour la musique des Beatles, les portraits d’Andy Warhol ou les romans de Camus ou de Sartre. Intervenant devant la Cour suprême, Lawrence Lessig, professeur de droit à Stanford, a résumé : « Imaginez un site sur la période du New Deal, dans lequel vous ne puissiez intégrer librement photographies, chansons ou extraits de journaux, de films ou de livres de l’époque. Juste au moment où la technologie nous donne des moyens formidables, la législation vient barrer cette chance qui s’offre à tous. » La tension entre ce protectionnisme et la technologie s’est exprimée de façon spectaculaire à propos des sites gratuits d’accès à la musique comme Napster, qui a été contraint de fermer. En Europe, l’industrie du disque et nombre d’artistes réclament le droit d’interdire ou d’autoriser toute diffusion d’œuvre sur le net. Et les fabricants remettent en cause le droit à la « copie privée », reconnue dans la législation française, en « verrouillant » les CD et DVD, entraînant des répliques en justice d’associations de consommateurs ou de distributeurs comme la Fnac.

La création elle-même se trouve entravée par l’emprise du droit d’auteur. Personne ne crée de rien. Pierre Hugo, descendant de notre écrivain national, est allé au tribunal pour tenter d’empêcher la publication d’une suite proposée aux Misérables. En bonne logique, Virgile aurait dû être envoyé aux galères pour avoir écrit une suite à l’Iliade, Wagner condamné pour avoir dérobé les Nibelungen à Clemens Brentano. Il existe une bonne cinquantaine de films sur Les Trois Mousquetaires. Les descendants des auteurs classiques auraient pu empêcher Montaigne de recopier Plutarque, Racine de piller Ovide pour son Phèdre. Van Gogh aurait été traduit devant le tribunal pour s’être si manifestement inspiré de Millet.

Dès lors que l’ironie ou le pastiche se mettent de la partie, c’est encore plus grave, d’autant que les ayants droit peuvent invoquer une spécifité française : le droit moral. Imprescriptible, celui-ci se définit ainsi : « L’auteur a droit au respect de son nom et de son œuvre. » Les descendantes de Gauguin ont ainsi pu interdire la publicité d’un promoteur immobilier comparant ses appartements à « la palette » du peintre. Le ridicule aurait pourtant suffi. À ce titre, on peut contester à Duchamp le droit d’affubler la Joconde d’une paire de moustaches, empêcher toute représentation de La Belle Hélène au nom des lettres classiques ou la mise en scène du Ring par Patrice Chéreau, au motif qu’il présentait dieux et héros en costume bourgeois – ce qui n’était sûrement pas dans l’intention du compositeur.
Dans cette confusion, le respect dû aux auteurs n’en est pas moins bafoué par ceux-là mêmes qui se font les porte-parole du droit d’auteur : les héritiers de Picasso ont eu tout loisir de dégrader son nom en l’affublant à une voiture, Disney n’a pas eu la décence de mentionner Victor Hugo au générique du dessin animé Le Bossu de Notre-Dame.

Plus insidieux encore, le droit d’auteur est désormais manié par des familles d’artistes pour exercer une censure sur les biographies ou les catalogues raisonnés, se réservant le droit d’en altérer ou d’en couper des passages. Difficile de refuser dans la mesure où elles ont la haute main sur le droit de reproduction des images...

Ainsi, quand Jean-Louis Gallemin (collaborateur de L’Œil, maître de conférence à Paris-IV) a rédigé son récent ouvrage sur les années 1925-1935 de Dali, Du purisme au surréalisme, les héritiers du décorateur Emilio Terry ont tenté d’empêcher la publication d’un article paru en 1933 dans Minotaure et des carnets pourtant déjà publiés par ailleurs. L’auteur et l’éditeur ont refusé de s’exécuter, préférant se contenter de citations de ces textes, en se passant des images qu’ils escomptaient publier.

Une bataille historique a été perdue par la culture quand le droit d’auteur est passé sous la coupe de l’Organisation mondiale du commerce, comme si l’œuvre d’art était une marchandise comme une autre, et non un supplément d’âme au monde. Le siècle à venir s’honorerait à réaffirmer ce postulat : à qui appartiennent Archimède, Socrate, Michel-Ange, Shakespeare, Einstein ou Picasso, sinon à la communauté humaine tout entière ?

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°550 du 1 septembre 2003, avec le titre suivant : Le droit d’auteur et ses abus

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