Art non occidental

7 clefs pour comprendre

L’art et le sacré en Polynésie

Par Bérénice Geoffroy-Schneiter · L'ŒIL

Le 18 juin 2008 - 1313 mots

PARIS

Qu’elles soient en plumes ou en bois, sculptures et parures jouaient un rôle éminent dans la vie culturelle et économique des Polynésiens. À travers quelque 250 pièces, l’exposition du quai Branly souligne ainsi les relations étroites entre le sacré et la création.

1 - La figure malheureuse d'une divinité hawaïenne
Lorsque le chef suprême d’Hawaï rencontra, en 1779, le capitaine Cook, il ôta sa cape et en enveloppa les épaules du célèbre navigateur : c’était lui offrir un présent de grande valeur. Composé de plumes dont la bichromie jouait sur un violent contraste de jaune et de rouge (les deux couleurs sacrées de la Polynésie), ce vêtement d’apparat reflétait par son caractère somptueux le rang de son détenteur...
On retrouve l’utilisation de ce précieux matériau dans cette impressionnante effigie au rictus menaçant, que les premiers observateurs européens durent juger bien démoniaque ! Aux yeux de ses créateurs, elle n’était pourtant ni monstrueuse ni maléfique, mais tout simplement divine. Fichée originellement sur un corps en écorce battue, elle était destinée à être portée en procession lors d’un rituel.
Avec ses yeux taillés dans la nacre, son alignement de dents de chiens et son manteau de plumes de passereaux (des espèces vivant uniquement sur ces îles), cette fascinante « trogne » n’en reflète pas moins la veine expressionniste du langage artistique hawaïen.

2 - « Ni mal dessinés ni mal exécutés »
Rien de moins profane que ce magnifique récipient sculpté dans le bois très précieux de « kou ». Soutenu par deux personnages anthropomorphes aux membres arqués (une posture que l’on retrouve fréquemment dans la statuaire hawaïenne), il était très vraisemblablement réservé au rituel du « kava ». Préparée à partir de racines d’une variété de poivrier, cette mixture pouvait, sous sa forme concentrée, conduire à la transe. Prêtres et chefs en faisaient ainsi grand usage pour communiquer avec les forces invisibles et les esprits...
Il n’est pas certain, cependant, que ce plat ait été précisément fabriqué sur l’île d’Hawaï, car les objets de valeur (capes de plumes, ornements en ivoire, statues de bois...) jouaient un rôle crucial dans la conclusion d’alliances stratégiques entre chefs, lorsqu’ils ne faisaient pas l’objet d’échanges ou de trocs avec les navigateurs européens ! Le capitaine Cook évoque ainsi dans son journal « un grand plat à cava, soutenu par deux hommes sculptés, ni mal dessinés ni mal exécutés ».

3 - Ces pendentifs qui protègent des maladies
Les ethnologues occidentaux ont longtemps regroupé sous le vocable commun de « tiki » des déités du monde polynésien qui n’avaient pourtant rien à voir entre elles. De prime abord, quoi de commun, en effet, entre une colossale effigie de basalte des îles Marquises et cette étrange figurine taillée dans un type de jade que l’on nomme « néphrite » ?
Bien des interprétations divisent ainsi les spécialistes pour savoir quelle déité se cache derrière ce personnage aux larges yeux arrondis, au nez épaté, et à la bouche en forme de cœur. Son corps, quant à lui, semble osciller entre l’animal et l’humain. Faut-il reconnaître en lui une personnification d’ancêtre ? D’autres y voient plutôt le premier homme de la création...
Quel que soit leur lieu de fabrication (on ne soulignera jamais assez l’intense circulation des sculpteurs et des matériaux au sein de l’aire polynésienne), ces somptueux pendentifs étaient dotés d’un pouvoir prophylactique particulièrement important. Aussi, les Maoris se transmettaient-ils ce précieux talisman de génération en génération...

4 - La "patte" des sculpteurs de l'île de Pâques
Nombreux furent les voyageurs, de James Cook à Alfred Métraux en passant par Pierre Loti, à succomber à la fascination quelque peu inquiétante de ces étranges colosses taillés dans les roches tendres du volcan Rano Raraku : les désormais célèbres « moai » de l’île de Pâques. Quelle société fut assez riche et sophistiquée pour concevoir de si orgueilleuses réalisations ? Quels sculpteurs furent assez inventifs et talentueux pour réaliser de tels exploits ? Et quelle signification prêter à ces géants de pierre au regard insondable et au curieux couvre-chef de tuf rouge ? Selon les travaux les plus récents, ces statues représenteraient des ancêtres, voire des chefs ou autres personnages éminents élevés au rang de divinités protectrices du lignage...
On retrouvera la « patte » des sculpteurs pascuans dans ces saisissants « hommes-cadavres » aux côtes décharnées (les célèbres « moai-kavakava » ou représentations d’ancêtres défunts), comme dans ce magnifique pectoral en forme de croissant de lune que ne renieraient guère, sous nos cieux, un couturier ou un designer !

5 - Les Marquisiens, le vide et le plein
« On ne semble pas douter en Europe qu’il y ait eu soit chez les Maoris de la Nouvelle-Zélande, soit chez les Marquisiens un art très avancé de la décoration. Chez le Marquisien surtout... Donnez-lui un objet de formes géométriques quelconques, il parviendra – le tout, harmonieusement – à ne laisser aucun vide choquant et disparate. La base en est le corps humain ou le visage. » Qui mieux que Paul Gauguin dans son texte « Avant et après » a su décrire cet art si complexe et si raffiné des îles Marquises, pourtant considérées à l’époque du peintre comme l’un des derniers bastions du cannibalisme et de la résistance à la colonisation ?
En témoigne cet énigmatique personnage dont le geste particulier (une main exagérément allongée posée sous le menton) souligne sans doute le pouvoir de la parole, d’essence divine, transmis par les chefs, les prêtres et les ancêtres. Initialement fixée sur une plate-forme d’autel, cette statue évoque également les grandes effigies de pierre des îles Australes.

6 - Les personnages sculptés sur le torse : une énigme
Rarotonga, la plus grande île de l’archipel des îles Cook, fut brièvement visitée, en 1789, par les mutinés du Bounty puis, en 1814, par le Cumberland à la recherche (sans succès) de bois de santal. Mais en 1821, elle eut le triste privilège de devenir la tête de pont des pasteurs de la London Missionary Society qui, forts de leur succès, revinrent en Angleterre avec trente et une « idoles » dont le culte venait d’être abjuré. La plupart d’entre elles se trouvent aujourd’hui au British Museum et demeurent « muettes » en l’absence d’informations sur le contexte de leur découverte.
Ayant miraculeusement échappé à l’émasculation (!), cette imposante statue a, en outre, conservé des lambeaux d’étoffes d’écorce et de plumes dont elle était originellement ceinte. Si l’on ignore la signification des petits personnages sculptés en haut relief sur son torse, on reconnaît, en revanche, sa provenance grâce à la forme si particulière de ses yeux : un œil enserré de deux larges paupières, et surmonté d’un sourcil. Un motif dont se souviendra, à des milliers de kilomètres, le sculpteur Jacob Epstein !

7 - Bijoux et arts du "paraître"
Est-ce parce qu’ils redoutaient de représenter leurs divinités sous une forme anthropomorphe que les habitants des îles Tonga et Samoa nous ont livré si peu de témoignages de sculptures ? Les quelques effigies identifiées à ce jour se limitent à de petites statuettes féminines taillées dans de l’ivoire de cachalot, vraisemblablement portées en pendentif à l’origine, voire suspendues à des crochets dans la maison des dieux. Les bras ballants, ces figures se retrouvent sous une forme bidimensionnelle sur ces objets de prestige que sont les massues et les chasse-mouches.
Mais si les Samoans et les Tonguiens n’accordaient, semble-t-il, qu’une importance secondaire à la statuaire, ils excellaient dans l’art du « paraître » : leurs motifs de tatouage s’exportaient jusque dans l’archipel des Fidji ! L’exécution des « tapa » (étoffes d’écorce battue) relevait, elle, exclusivement du domaine féminin, tout comme la fabrication des nattes et des paniers.

Autour de l’exposition

Informations pratiques. « Polynésie, arts et divinités, 1760-1860 » jusqu’au 14 septembre 2008. Commissaire général : Steven Hooper. Musée du quai Branly, 37, quai Branly, Paris VIIe. Tarifs : 6 € et 8,50 €. www.quaibranly.fr

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°604 du 1 juillet 2008, avec le titre suivant : L’art et le sacré en Polynésie

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