L’art en expédition

Par Bénédicte Ramade · L'ŒIL

Le 1 janvier 2003 - 1606 mots

A Hambourg, l’art romantique dévoile son union féconde avec les sciences naturelles à travers l’exposition de paysages exotiques, polaires ou montagneux, révélateurs de l’influence des recherches des plus grands savants vers 1800. Un ensemble de plus de 200 œuvres où se mêlent subtilement l’observation minutieuse de la nature et l’imagination.

On a beaucoup écrit sur le Romantisme, sur ses inflexions mélancoliques et nostalgiques, sa foi mystique en la nature, sa soif de solitude, ses tourments essentiels. Dresser la liste des « symptômes » de l’art romantique précipiterait immédiatement le lecteur dans des raccourcis et des poncifs peu stimulants. Résumer la matérialisation picturale de ce mouvement avec le seul Voyageur au-dessus de la mer de nuages (1817-1818) de Caspar David Friedrich, ne serait pas rendre hommage à la richesse du Romantisme, encore aujourd’hui en proie aux spéculations les plus passionnantes des chercheurs. Certes, ce mouvement artistique phare de la première moitié du XIXe siècle n’a pas de cohérence stylistique avérée entre ses différents développements nationaux, mais il arbore néanmoins une profonde unité intellectuelle autour d’un principe primordial : l’harmonie totale entre l’homme et l’univers. En Allemagne, que l’on désigne aujourd’hui comme la patrie du sentiment romantique, le paysage s’est révélé être le sujet et l’objet le plus riche et le plus porteur de la recherche existentielle des peintres. Cet intérêt trouva une résonance particulière dans l’émulation intense qui saisissait, depuis un demi-siècle déjà, le domaine des sciences naturelles. Fouiller la terre, comprendre son fonctionnement et son histoire, percer les mystères de la nature. Voilà bien l’objet des expéditions scientifiques les plus fameuses et les plus révélatrices de la dernière partie du XVIIIe siècle, une fois dépassées les réticences envers la montagne, les volcans et autres terrains inconnus et dangereux. Le sublime, cette admiration respectueuse mêlée de crainte que l’on opposait à la trop sage et contrôlée beauté, déchaînait les passions des scientifiques comme des artistes qui se sentaient irrésistiblement attirés par les contrées les plus sauvages, les moins civilisées, histoire de trouver la vérité de la nature. Géologie, minéralogie, botanique, météorologie, toutes les sciences de la terre prennent un essor considérable sous l’impulsion de savants comme Horace Bénédict de Saussure, Abraham G. Werner, Georg C. Füschsel et le plus grand, Alexander von Humboldt. L’exploration de l’Europe est intensive et se veut méthodique, du sous-sol jusqu’aux cimes. La nature est inventoriée, recensée, cartographiée, prélevée, datée, évaluée, analysée sans que jamais on ne remette en cause, à travers ces résultats scientifiques de première importance, l’existence du divin. La science pose en principe l’idée d’une continuité organique, les théories géologiques s’affrontent entre vulcanisme et neptunisme, sans repenser toutefois le principe fédérateur d’homogénéité et d’harmonie. Les artistes romantiques feront écho à l’état de ces recherches dans leurs paysages d’Allemagne ou de Norvège, de simples vues de côtes rocheuses, des vallées désertiques ou de précipices montagneux. Autour de 1800, Goethe suit les enseignements d’un géologue et se passionne pour l’étude des nuages tandis que le poète Novalis écrit sur les mines. L’art romantique et les sciences de la terre entament une relation féconde jusqu’à maintenant encore trop peu étudiée en raison de la complexité et de l’étendue des domaines abordés.
On peut s’étonner d’une telle collaboration lorsque l’on sait que la plupart des toiles étaient composées comme des collages de sites et d’éléments naturels, exemptes de toute réalité topographique, mais ce serait penser que la complicité entre art et science ne peut se résumer qu’au védutisme et à l’enregistrement quasi photographique de la nature. Or, savants ou peintres, tous s’accordent à dire qu’il faut transfigurer l’observation la plus rigoureuse et la plus précise de la nature grâce à l’imagination. « Afin de dépeindre la nature dans sa sublimité exaltée, nous ne devons pas nous arrêter exclusivement à ses manifestations externes, mais nous devons tracer l’image reflétée par l’esprit de l’homme, en nourrissant les mythes physiques de cette magnifique terre, de formes de grâce et de beauté, ou en développant le noble germe de la création artistique », préconisait le génie scientifique Humboldt dans Cosmos en 1847. Allier la vision exaltée et mystique de l’artiste romantique à la vision objective et rationnelle du scientifique, les deux actes peuvent sembler contradictoires dans notre monde darwinien, mais au tournant du XIXe siècle, l’interaction ne rebute pas. Elle est même stimulante pour le peintre-médecin-philosophe-naturaliste allemand Carl Gustav Carus, grand ami de Goethe (lui-même épris de météorologie) et du peintre Friedrich. Sa théorie du paysage est simple : faire le portrait scientifique de la nature et sublimer cette objectivité par l’imagination et la spiritualité. Son Paysage géognosique (1820) reflète d’ailleurs les querelles scientifiques de l’époque quant à la formation du basalte. Dans cette toile, le rendu minutieux des compositions minérales s’allie à un état visionnaire, interrogeant la moindre anfractuosité de la roche pour mieux élucider les mystères de l’origine. Etats d’âme, expédition et introspection solitaire, intellect, tous se subordonnent à la quête du divin.
Ces paysages peuvent sembler aujourd’hui anodins, simples démonstrations d’un savoir faire, illustrations de comptes-rendus scientifiques, mais ce serait là négliger la puissance spirituelle de ces évocations de nature. En Allemagne, les thèmes croisent les recherches de la géologie et de la botanique pour des artistes épris de naturalisme comme Ernst Ferdinand Oehme, Philip-Otto Runge et leur chef de file Friedrich. L’objectif de ce dernier, largement présent dans l’exposition de Hambourg, diffère cependant des théories paysagistes de Carus ou de Johann Christian Dahl. Plus enclin à une grande netteté d’exécution qu’à la minutie scientifique de ses confrères, Friedrich cherchait davantage à naturaliser le divin qu’à exprimer les vérités géologiques de la terre.

Le déchaînement des passions naturelles
Les témoignages de ses longues promenades solitaires dans la campagne allemande et l’étude préparatoire pour les célèbres Falaises de Rügen, révèlent bien sûr un attachement à l’observation la plus précise, mais la rêverie l’emporte. Chez d’autres artistes, au contraire, le parti scientifique l’emporte sur l’étincelle spirituelle comme dans le panorama exceptionnel du Suisse Samuel Birmann. Avec Caspar Wolf et Joseph Anton Koch, ils ont développé un nouveau vocabulaire artistique pour dépeindre les glaciers avec des proportions correctes. Car la montagne est désormais l’objet de toutes les attentions : empreinte du courroux divin pour les uns, formidable témoignage géologique et mine météorologique pour les autres, la montagne offre un spectacle grandiose et riche quel que soit le domaine par lequel on l’aborde. Quant aux volcans, ils se substituent aux ruines antiques et aux paysages séculaires du traditionnel et initiatique voyage en Italie. On préfère désormais gravir les pentes de l’Etna, du Vésuve ou du Stromboli dans l’espoir d’assister à une de leurs terribles colères, expression de la puissance incontrôlable de la terre, que de s’aventurer dans le forum romain. Artiste ou scientifique, le spectateur d’une éruption devient le témoin d’un acte à la fois créateur et destructeur, genèse de bien des recherches scientifiques et romantiques. Démiurge, le peintre se retrouve face à la création la plus haute, à la fois terrestre et divine, en parfaite communion avec le déchaînement de ces passions naturelles. Son âme romantique est à son comble devant ce motif archaïque, imprévisible et fugace qui déclenche un sentiment d’éternité. L’Etna prise à Taormine peinte par Hackert illustre d’ailleurs parfaitement les paroles de Novalis : « Le monde supérieur est plus proche de nous que nous ne le pensons ordinairement. Ici-bas déjà nous vivons en lui et nous l’apercevons, étroitement mêlé à la trame de la nature terrestre. » Les volcans demeureront un motif privilégié pour les peintres ayant fait le choix de suivre le sillage du dernier grand encyclopédiste, Humboldt. Morritz Rugendas fit le grand saut et traversa l’océan atlantique pour parcourir l’Amérique du Sud dont il ramena des paysages luxuriants et majestueux. Mais c’est à l’Américain Frederik Edwin Church que l’on doit les plus parfaites représentations de l’idéal humboldtien, ce mélange subtil d’observation et d’imagination, ce renforcement mutuel entre l’art et la science. De ces expéditions de 1853 et 1857, il rapporte un nombre impressionnant de croquis, dessins et aquarelles, à partir desquels il réussira la subtile alliance de la jungle tropicale et des sommets de la cordillère des Andes, représentation de la diversité naturelle maximale dont Humboldt vantait l’intérêt. Personne n’eut autant d’influence sur la science que le savant allemand, le premier à penser une histoire globale de la nature, mêlant anthropologie et botanique, économie coloniale et géophysique. On lui doit les concepts des microclimats, des découvertes cruciales pour les sciences naturelles qui ont encore cours aujourd’hui. Ce génie de la science, véritable mentor de Church (qui malheureusement ne le rencontra jamais), guida son art pendant une décennie glorieuse. Coïncidence étrange, en 1859, le scientifique allemand décède tandis que Church triomphe en Amérique avec son chef-d’œuvre Le Cœur des Andes et que Darwin contredit les théories d’Humboldt sur l’évolution harmonieuse et équilibrée de la terre. Avec L’Origine des espèces de Darwin, s’achève la collaboration fructueuse de l’art avec la science, précipitant la vision de la nature dans un champ plus cruel et insensible qu’il ne l’avait été pour l’art romantique.

L'exposition

Elle est organisée par la Hamburger Kunsthalle jusqu’au 23 février. Elle rassemble 220 œuvres centrées sur le paysage (peintures, aquarelles, dessins, gravures, éditions) et illustrant l’interaction fructueuse entre l’art et les sciences naturelles. L’institution hambourgeoise a emprunté aux musées les plus prestigieux comme l’Ermitage de Saint-Pétersbourg, le British Museum et la Royal Academy of Arts de Londres, les Nationalgalerie de Berlin, Oslo ou Copenhague, et le Cooper-Hewitt Museum de New York, avec l’ambition de redéfinir le Romantisme. Hamburger Kunsthalle, Glockengiesserwall 20095 Hamburg, www.hamburger-kunsthalle.de Horaires d’ouverture : du mardi au dimanche de 10h à 18h, nocturne le jeudi soir jusqu’à 21h, fermé le lundi. Plein tarif : 7,50 euros, tarif réduit : 5 euros.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°543 du 1 janvier 2003, avec le titre suivant : L’art en expédition

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