L’Angélus de Jean-François Millet

Par Colin Lemoine · L'ŒIL

Le 26 octobre 2017 - 1101 mots

Emblème de la peinture religieuse, et de la peinture tout court, L’Angélus de Millet cristallisa les passions artistiques et patriotiques, au point de devenir avant l’heure une idole médiatique. À son corps défendant.

En dépit de la monumentalité de ses figures, c’est un tableau de format modeste, de cinquante-cinq centimètres par soixante. Commandé en 1857 à un peintre affûté (1814-1875) par Thomas Gold Appleton, un artiste américain dont la richesse le dispute à l’extravagance, l’œuvre célèbre la piété rurale de deux paysans qui suspendent leur labeur pour se recueillir.

La terre est brune, le ciel d’or. Aux pieds des personnages, quelques pommes de terre, maigre récolte arrachée à l’immensité d’un champ que parsèment des herbes folles, des meules de foin et du silence. Dociles, les deux paysans répondent à l’appel de l’angélus, cette prière que sonne la cloche de l’église, au loin. Ni plus, ni moins.

Fortune(s) et mythologie(s)
En 1859, date de son achèvement, la toile a beau n’être pas présentée au Salon, elle n’en demeure pas moins promise à une gloire immense, que lui assure un marché de l’art débridé. Disparu le commanditaire américain, l’œuvre rencontre en effet un destin funambulesque : acquise par un peintre belge pour la coquette somme de 1 000 francs or, la toile connaît des propriétés successives et inflationnistes avant d’être achetée en 1881 par l’industriel Eugène Secrétan contre 200 000 francs. Ébouriffant.

Lors de la vente Secrétan de 1889, ce trésor du patrimoine français quitte le territoire hexagonal pour les États-Unis. Le prix à payer : 553 000 francs par l’American Art Association et une terrible vexation pour la France qui, finalement, retrouve l’œuvre un an plus tard, grâce à la libéralité d’Alfred Chauchard, directeur des Grands Magasins du Louvre, qui vient de s’acquitter de la somme invraisemblable de 800 000 francs.

La fortune – iconographique, économique et symbolique – de l’œuvre est telle qu’elle devient presque involontairement un étendard national dont s’empareront nombre d’artistes, parmi lesquels Salvador Dalí, toujours prompt à dévoyer les chefs-d’œuvre et à explorer les mythologies plurielles.

La ferveur de la prière
Dans une lettre adressée à Siméon Luce, Millet revient six ans après son achèvement sur l’intention qui présida à son tableau : « Je l’ai fait en pensant comment, en travaillant autrefois dans les champs, ma grand-mère ne manquait pas, en entendant sonner la cloche, de nous faire arrêter notre besogne pour dire l’Angélus pour ces pauvres morts, bien pieusement et le chapeau à la main. »

De fait, les deux paysans, peut-être un couple, suspendent leur travail pour prier en l’honneur du mystère de l’incarnation. L’homme, qui tient son chapeau dans ses mains, personnifie l’humilité ; la femme, qui serre fort les siennes, semble exprimer à elle seule la ferveur qu’impose cette prière quotidienne.

Lui de trois quarts et elle de profil dégagent une monumentalité et une puissance expressive que servent des gestes simples et éloquents, à l’égal des compositions si savantes de Nicolas Poussin. Superbe langue des signes dans un tableau silencieux et poignant, plein de recueillement.

La prodigalité de la terre
En représentant l’angélus, Millet n’élit pas un thème rare : présentée au Salon de 1859, sa toile eût côtoyé celles de Vincent Vidal et d’Alphonse Legros, deux artistes ayant traité, quoique différemment, ce même sujet. Millet choisit ici de figurer sa scène non à l’intérieur d’une église, à l’instar du tableau du second, dont Baudelaire vanta l’heureux « assaisonnement dans la charité et la tendresse », mais dans un champ, en cette terre boueuse de la plaine de Chailly.

L’œuvre est donc autant une représentation de la piété qu’une célébration d’une terre prodigue, celle qui porte des êtres et donne des fruits. Du reste, les deux personnages, qui entourent un panier d’osier n’abritant pas un nouveau-né mais des pommes de terre, ne semblent-ils pas, à l’heure de la prière, remercier les puissances d’en haut pour cette récolte faite ici-bas ?

Nul hasard à ce que le tableau fût présenté pour la première fois dans l’atelier de Narcisse Díaz de la Peña, peintre de Barbizon habitué à explorer les mystères de la nature fertile…

Le tintement de la cloche

Reléguée au loin, dans le lointain, se distingue une noire église dont le clocher n’est pas anodin puisqu’il permet d’évoquer à lui seul cet angélus qui, dans son acception commune, désigne alors la sonnerie des cloches annonçant trois fois par jour l’heure de la prière aux fidèles.

Autrement dit, cette église permet de créer une synesthésie, d’éveiller un nouveau sens, d’introduire dans ce canevas optique une dimension auditive. Tandis que Millet confia à son biographe son désir de faire « entendre la cloche », le premier acquéreur de cette œuvre – Jules Van Praet, ministre du roi des Belges Léopold Ier – avait fini par s’en dessaisir au motif que « devant ces deux paysans dont la prière interrompt un instant le travail, chacun croit entendre la cloche de l’église voisine, et cette éternelle sonnerie avait fini par me gêner. »

Le tintement de la cloche, tout à la fois visible et audible, n’exprime-t-il pas la singularité d’une nation humble et pieuse ? L’Angélus n’allait-il pas devenir l’un des emblèmes de l’identité française après la défaite de 1870 ?

L’embrasement du ciel
Tout, dans le ciel, l’affirme : il s’agit de la récitation du soir. Le ciel s’empourpre bien que l’obscurité a commencé son office. La nuit gagne, la journée va finir et le travail s’arrêter avant le retour de l’aube. En véritable analyste des effets atmosphériques, Millet parvient à dire la qualité de l’air comme de l’heure et à égaler la science de son ami Eugène Boudin. Le vol d’oiseaux qui déchire le silence paraît presque anticiper les corbeaux d’un grand admirateur de Millet – Van Gogh, peintre comme lui des ciels chahutés et des pommes de terre. Mais, plus encore, l’incandescence de l’horizon n’évoque-t-elle pas les toiles de Turner ? Sa presque abstraction, accentuée par l’indistinction du visage des personnages, ne détonne-t-elle pas avec la représentation naturaliste de la terre, où se devinent des mottes et des bottes, des heurts et des herbes ? Turner et Courbet réunis, Tiepolo et Bastien-Lepage main dans la main. Ciel de feu et terre de peu, quand l’infinie nature accueille les contrastes et les contraires.

1814
Naissance à Gréville-Hague en Normandie
1837
Étudie à l’École des beaux-arts de Paris dans l’atelier de Paul Delaroche
1842
S’installe avec sa compagne Pauline-Virginie Ono à Paris
1849
Participe à l’école de Barbizon avec Jean-Camille Corot, Théodore Rousseau et Charles-François Daubigny
1857
Exposition
au Salon. L’accueil est mitigé
1857-59
Réalise son tableau
acheté l’année suivante par le ministre belge Van Praet
1875
Décès à Barbizon

« Jean-François Millet » et « Millet USA »,
jusqu’au 22 janvier 2018. Palais des beaux-arts, rue de Valmy, Lille (59). Lundi, de 14 h à 18 h ; mercredi, jeudi, samedi et dimanche de 10 h à 18 h ; vendredi de 10 h à 20 h. Tarifs : 10 et 7 €. Commissaires : Bruno Girveau, Chantal Georgel, Annie Scottez-De Wambrechies et Régis Cotentin. www.pba-lille.fr

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°706 du 1 novembre 2017, avec le titre suivant : L’Angélus de Jean-François Millet

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