Jacques Franck, historien de l’art : « L’œuvre n’est plus lisible »

Par Daphné Bétard · Le Journal des Arts

Le 29 novembre 2011 - 909 mots

Daphné Bétard : La Belle Princesse est considérée comme un authentique dessin de Léonard par l’historien Martin Kemp, une théorie confortée par les analyses de Lumière Technology. Partagez-vous ce point de vue ?
Jacques Franck : La découverte de l’origine du feuillet sur lequel La Bella Principessa a été exécutée ne prouve pas que Léonard soit l’auteur du portrait. Cette hypothèse est d’autant plus incertaine que le dessin souffre d’un handicap majeur : il n’atteint pas le niveau artistique habituel du maître. Tandis que la tête est correcte d’un point de vue strictement académique, le cou, le buste et le costume, trop faibles, ne peuvent lui être attribués. Des détails comme l’œil sont gênants car son exécution est atypique, sans rapport avec la virtuosité bien connue de Léonard. En outre, il est manifeste que ce portrait a été considérablement retouché, en particulier le visage. Par conséquent, avec, d’une part, son exécution probable par deux mains très différentes et, d’autre part, ses restaurations maladroites et autres altérations irréversibles, l’œuvre n’est malheureusement plus lisible par rapport à ce qu’elle fut au départ. D’où la difficulté de se prononcer dans de telles circonstances. Enfin, pour compliquer les choses un peu plus, on sait que d’excellentes copies de Léonard, tracées à la plume de la main gauche, ont été produites par un artiste flamand au XVIIe siècle. Son art a donc été très bien imité longtemps après sa mort : cela doit inciter à la prudence et à ne rien affirmer de façon péremptoire.

D. B. : Présenté actuellement à la National Gallery de Londres, le Salvator Mundi, découvert récemment, divise la communauté scientifique. Y décelez-vous la main de Léonard ?
J. F. : Nous sommes ici face à des données techniques et des matériaux qui correspondent bien à la pratique de Léonard et de son atelier. Mais ce n’est pas parce qu’une œuvre relève des procédés classiques de son atelier qu’elle est de la main de Léonard. Une fois encore, il faut être prudent. Je pense au cas du Salvator Mundi en possession du marquis de Ganay, dont la radiographie offre des caractéristiques conformes à celles des Léonard authentiques, alors qu’en réalité ce tableau n’est pas de la main du maître. Il est une notion philosophique fondamentale qu’il faut avoir à l’esprit lorsqu’on attribue une œuvre à un artiste. Je citerai Paul Valéry : « Le seul réel dans l’art, c’est l’art. » Dans les peintures attribuées à Léonard de Vinci, il faut donc pouvoir retrouver le niveau artistique suprême de son œuvre, totalement dépourvu de faiblesses.

En l’occurrence, le Salvator Mundi actuellement exposé à Londres pose un certain nombre de problèmes. Le visage, très usé et restauré, empêche de se faire une opinion. Dans la chevelure, malgré des passages agréables, la plupart des boucles ont une raideur et un aspect systématique que l’on ne voit pas chez Léonard. En témoigne la chevelure particulièrement bien rendue de La Joconde ou celle de l’ange de La Vierge aux rochers conservée à la National Gallery. Certes, la main droite du Christ est très finement peinte, mais le doigt levé suit un axe qui le fait apparaître peu naturel, voire déformé, tandis que, pour la main gauche – beaucoup trop petite alors qu’elle est au premier plan –, la maladresse du dessin ne peut être attribuée à Léonard, anatomiste de génie. Cette composition est, à mes yeux, trop systématique et archaïsante dans sa conception. De plus, les plis du vêtement, dépourvus de souplesse, ne correspondent pas aux études préparatoires magistrales à la sanguine conservées à Windsor. Dans ces projets, Léonard a rendu avec minutie la fluidité de l’étoffe et sa légèreté. En réalité, le plissé du corsage de La Joconde est un démenti de l’authenticité des draperies du Salvator Mundi de Londres. Selon moi, il s’agit d’une copie d’atelier ou sinon d’une œuvre de collaboration d’après un carton qui serait perdu. Il ne faut pas oublier qu’autour de Léonard gravitaient de très grands artistes, comme Boltraffio, ou des suiveurs de talent, comme Luini, qui pourraient être les auteurs de cette œuvre…

D. B. : Autre cas, La Vierge aux fuseaux, dans la collection du duc de Buccleuch, est présentée par la National Gallery comme un authentique Léonard, dont le paysage aurait été achevé au XVIe siècle…
J. F. : Tout d’abord, il n’est même pas sûr que le paysage date du XVIe siècle ! Ensuite, l’anatomie des visages est peu convaincante avec une mauvaise perspective – ainsi du coin interne de l’œil gauche de la Vierge, beaucoup trop éloigné de la racine du nez. Léonard, qui avait un sens aigu des caractéristiques de la forme dans l’espace, avait parfaitement résolu les problèmes de perspective dans la Sainte Anne, dont cette œuvre semble vouloir s’inspirer. Dans un dessin anonyme très ancien d’après La Vierge aux fuseaux, Marie a des proportions normales. Ici, le buste est plus petit que la tête. L’enfant est également énorme et disproportionné ; sa jambe gauche est beaucoup trop courte. La position que la Vierge adopte (un léger pivotement ou contrapposto) est peu compréhensible car masquée par le corps de l’enfant. Pourtant, Léonard savait rendre tous les mouvements lisibles sans qu’aucun élément n’empêche la lecture de la composition. En outre, la main droite de la Vierge semble surgir de nulle part et relève d’une exécution négligée. Comment prêter tous ces défauts à Léonard ? L’atelier a visiblement imité la technique de Léonard et produit un effet de sfumato, sans toutefois atteindre les qualités souveraines de sa main.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°358 du 2 décembre 2011, avec le titre suivant : Jacques Franck, historien de l’art : « L’œuvre n’est plus lisible »

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