Art contemporain

elles@centrepompidou - « Il n’y a pas d’art féminin spécifique »

Camille Morineau, conservatrice au Musée national d’art moderne et Béatrice Josse, directrice du Fonds régional d’art contemporain Lorraine

Par Roxana Azimi · Le Journal des Arts

Le 12 mai 2009 - 1781 mots

PARIS

À partir du 27 mai et pour un an, le Centre Pompidou ne présentera, sous le titre « elles@centrepompidou », que des femmes dans son accrochage des collections du Musée national d’art moderne (MNAM). Camille Morineau, commissaire de la manifestation – avec Quentin Bajac, Cécile Debray, Valérie Guillaume et Emma Lavigne –, explique ses choix dans un dialogue avec la directrice du FRAC Lorraine, Béatrice Josse, qui privilégie le regard des artistes femmes.

Le nouvel accrochage des collections permanentes du Musée national d’art moderne autour de la question de la femme a-t-il suscité un débat en interne ?
Camille Morineau : Nous avions en projet depuis un certain temps une exposition sur la question de l’art et du féminisme. Le temps que l’idée circule à l’intérieur du musée, un certain nombre d’expositions ont eu lieu, dont la vôtre, Béatrice [« Deux ou trois choses que j’ignore d’elles », au FRAC Lorraine en 2007], puis « Wack » [au Museum of Contemporary Art de Los Angeles en 2007]. Avec Alfred Pacquement [directeur du MNAM], nous nous sommes dit : « Pourquoi ne pas faire plutôt un travail à partir des collections avec des artistes femmes ? » Nous avons engagé une discussion. Certains de nos collègues doutaient que les collections soient suffisantes pour tenir littéralement un étage. Je savais que c’était plus que possible.
Béatrice Josse : Vous n’avez pas eu droit à : « Ce n’est pas un critère esthétique » ?
C. M. : J’ai eu droit à des remarques désagréables. Ce n’est pas un projet qui fait l’unanimité.

Comment ont réagi les artistes vivant figurant dans l’accrochage ?
C. M. : Beaucoup d’entre elles étaient très inquiètes en disant qu’elles avaient travaillé sans que le critère de genre n’intervienne dans le contenu de leur œuvre. Mais je leur ai expliqué que, justement, l’idée était de démontrer qu’il n’y a pas d’art féminin spécifique et que nous ne faisions que dérouler l’histoire de l’art contemporain, et faire émerger cette question du genre de manière indirecte.

Une exposition composée uniquement de femmes ne risque-t-elle pas de les ghettoïser ?
B. J. : Si, je le pense. La pensée féministe est une pensée contre un système masculin. Elle ne se limite pas à la question de la femme mais est élargie à celle des minorités. C’est une pensée dissidente contre l’impérialisme masculin. Le problème féministe touche tous les problèmes de société.
C. M. : Il n’y a pas une pensée féministe figée, mais une multitude de manières de penser la question du féminisme. Le propos de l’accrochage, c’est de montrer qu’il n’y a pas un essentialisme. Au contraire, les femmes ont travaillé dans tous les domaines. Ici, nous créons un critère pour que finalement celui-ci se dissolve.

Existe-t-il néanmoins une sensibilité proprement féminine ?
B. J. : il y a plutôt un regard d’homme sur les productions féminines. L’attente masculine donne lieu à des « spécialisations » de femmes. Dans les écoles d’art, les filles produisent des petites broderies, travaillent sur leur corps. Elles poursuivent un vocabulaire des années 1970. Pourquoi ? Parce qu’elles ont des professeurs hommes en face d’elles. Ce qu’ils attendent d’elles, c’est surtout qu’elles n’aillent pas ailleurs, notamment dans l’espace public ou politique. Cela donne des propositions « féminines » que je ne soutiens pas personnellement et que je n’essaye pas d’acheter en priorité pour les collections du FRAC Lorraine.
C. M. : Nous non plus, et du coup, ces artistes ne sont pas dans nos collections. Nous disposons cependant d’un corpus qui a orienté ce qui va être exposé. Mais nous avons dû intégrer la question des stéréotypes. Les gens ont des attentes, comme cette question de la broderie, du rapport au tissu, à la couture, aux activités domestiques. Nous avons essayé de le traiter en le retournant, en montrant qu’effectivement il existe des œuvres de ce genre dans les années 1970. C’était pour certaines faire un art pauvre, une sorte d’Arte povera à la française. Chez Milvia Maglione, il y a un tout petit contenu féminin, domestique, et chez Ghada Amer, nous sommes dans un regard critique sur ce sujet.

Sous-entendez-vous que le regard des hommes n’a pas évolué depuis les années 1970 ?
B. J. : Ce n’est pas seulement la question du regard, c’est aussi celle de la production masculine qui est stéréotypée, il n’y a qu’à voir leurs voitures cassées, leurs mobylettes… Je crois en revanche que les femmes ont une capacité d’autocritique plus importante. Celles qui travaillent avec la broderie ont parfaitement conscience de ce qu’elles font.
C. M. : Les femmes ont intégré le stéréotype féminin du regard masculin. Ce n’est pas forcément le cas des hommes, qui n’ont pas toujours conscience des stéréotypes les concernant.

Y a-t-il dans l’exposition des artistes qui n’abordent pas la question du féminin ou du féminisme ?
C. M. : Très peu d’artistes exposées ont un propos féministe. La grande majorité d’entre elles sont d’abord des artistes. Certaines ont des choses à dire sur les conditions de travail, la difficulté de convaincre un critique d’art de venir voir leur travail…
B. J. : Il faut remettre les choses dans leur contexte. En 1968, la visibilité des artistes femmes était nulle. Elles ne disposaient pas d’espaces pour légitimer leur travail. Il n’y avait pas foule pour aller voir les performances de Gina Pane ou Tania Mouraud.

En dehors des questions de broderie ou de couture, y a-t-il d’autres aspects qui semblent proprement féminins ?
C. M. : Tout ce qui concerne les nouvelles technologies a été saisi par les femmes, tout ce qui n’a pas été solidifié, institutionnalisé, d’une certaine manière masculinisé.
B. J. : Vera Molnar a utilisé l’ordinateur sans avoir de visibilité artistique.
C. M. : Le collectif est aussi une idée issue des pratiques féministes.

Les hommes apparaissent-ils en fantôme dans l’accrochage ? Des couples se forment-ils en creux ?
C. M. : Nous n’exposons que des femmes travaillant seule et non des couples, comme les Becher. Mais c’est vrai qu’au cinquième étage nous pouvons associer à beaucoup de femmes le nom d’un homme qui était leur compagnon et qui, très longtemps, a été plus connu qu’elles.
B. J. : Dans l’histoire de l’art, les femmes apparaissent grâce à leurs pères. Ce sont des filles d’artistes, elles ont accès à l’atelier. Après, elles apparaissent parce qu’elles sont mariées. Elles ne sont émancipées qu’avec des hommes.

Êtes-vous favorables aux pourcentages brandis par exemple dans la pétition dénonçant la faible présence féminine dans « La force de l’art  02» ? La question du quota ou de la parité est-elle viable dans le domaine artistique ?
B. J. : Si cela s’adapte au monde politique, cela doit s’adapter au monde de l’art.
C. M. : Les gens qui travaillent sur les expositions devraient se poser la question en amont. Quitte à dire  « j’assume, j’ai 95 % d’hommes ! »
B. J. : Je ne fais pas que des expositions de femmes, loin de là, mais lorsque je monte une exposition avec seulement des artistes hommes, je me pose la question du pourquoi. J’ai cette question en ligne de mire, surtout dans la collection, pour laquelle, pendant une période, nous n’achetions que des artistes femmes.

Que vous ont valu ces achats massifs d’artistes femmes pour le FRAC ?
B. J. : Des soucis ! Le milieu de l’art est virulent quand on a l’étiquette « féministe ». C’est la pire des injures. À l’étranger, on nous regarde très bizarrement en disant : « Comment le pays de Simone de Beauvoir peut-il être si peu avancé dans ces réflexions-là ? »
C. M. : En France, le mot « féministe » est très associé à la politique, comme si c’était un sujet qui ne devait pas du tout relever de l’art, mais uniquement du politique.

Qu’a révélé ce nouvel accrochage par rapport aux collections du Centre Pompidou ?
C. M. : Nous nous sommes rendu compte des manques, par exemple au niveau des sculptures, et pas seulement d’artistes femmes. Nous avons aussi une collection peu politique. Nous n’avons pas assez d’art engagé, ou d’art des minorités visibles. La question africaine-américaine n’est pas bien représentée non plus.

Qu’avez-vous acheté spécifiquement pour cet accrochage ?
C. M. : Pas grand-chose parce qu’entre le moment où nous avons décidé de faire l’exposition et maintenant, il n’y a eu qu’une commission d’acquisitions. Les commissions sont démocratiques et ce projet n’est pas celui de tous les conservateurs. Cela n’a pas été spécialement plus facile. En revanche, nous avons bénéficié de donations, venant notamment de la Centre Pompidou Foundation avec une pièce d’Hannah Wilke. Nous avons reçu le soutien de la Clarence Westbury Foundation et de la Société des amis pour acheter une grande pièce de Rachel Whiteread, qui manquait vraiment dans les collections. Nous avons aussi passé une commande à Agnès Thurnauer relativement à sa série de portraits.

Y a-t-il dans l’accrochage des artistes que vous n’aviez pas ou peu montrées ?
C. M. : Nous ne montrons qu’un quart des œuvres d’artistes femmes que nous avons dans nos collections. On a peu vu une génération d’artistes comme Claude de Soria ou Bernadette Bour parce qu’elles ne rentraient pas forcément dans des mouvements identifiés de l’histoire de l’art.
B. J. : A contrario, peut-on envisager une œuvre d’homme qui soit féministe ?
C. M. : Nous nous sommes posé la question du travesti, en partant des photographies de Warhol. Mais nous avons décidé de ne prendre que des femmes signant comme femmes. Par exemple, nous n’avons pas inclus Anton Prinner, qui voulait être un homme.

Cet accrochage changera-t-il quelque chose pour les acquisitions futures du MNAM ?
C. M. : Je l’espère, mais ce n’est pas évident. Pour le cinquième étage, cela a posé la question de montrer des artistes, je ne dirais pas secondaires, mais moins importantes que d’autres, comme Marie Laurencin. Que fait-on avec cette question du « moins important » ? Peut-être va-t-on acheter des œuvres d’autres artistes moins connues, moins montrées, de la première moitié du XXe siècle. Cela pourrait faire évoluer nos pratiques mais aussi celles des collectionneurs et donateurs.

Quelle exposition vous a-t-elle marquées récemment ?
B. J. : Je viens de sortir de l’exposition « Une image peut en cacher une autre » [aux Galeries nationales du Grand Palais], très historique, très lisible. Je reconnais Jean-Hubert Martin dans cette pensée magique. Nous sommes face à des choses que nous n’avons pas l’habitude de voir et qui fonctionnent ici ensemble.
C. M. : J’ai bien aimé la Triennale de la Tate à Londres, avec des artistes que je ne connaissais pas. Et la Timothy Taylor Gallery présentait une exposition d’Emma Dexter sur le thème du ventriloque.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°303 du 16 mai 2009, avec le titre suivant : elles@centrepompidou - « Il n’y a pas d’art féminin spécifique »

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