Espagne - Musée

Un musée du XXIe siècle

Par Carrillo de Albornoz Cristina · Le Journal des Arts

Le 6 janvier 2009 - 1214 mots

MADRID / ESPAGNE

Un an après son arrivée, le directeur du Reina-Sofí­a, Manuel Borja-Villel, tire un premier bilan.

MADRID - Lorsque Manuel Borja-Villel a pris la tête du Museo national Centro de Arte Reina Sofía à Madrid en janvier 2008, il a déclaré que sa première tâche serait de « retourner le musée comme un gant ». En moins d’un an, il a enclenché une série de bouleversements au sein de l’institution madrilène, tout en conservant sa modestie : « Je ne crois pas aux révolutions, mais en de petits ajustements qui, additionnés, amènent de grands changements. » Fondé en 1990, le Reina-Sofía est un musée national plaçant l’art moderne et contemporain espagnol dans un contexte international. Ses importantes collections de maîtres ibériques incluent les œuvres de Picasso, Juan Gris, Miró et Dalí, issues de feu le Musée espagnol d’art contemporain et des collections du XXe siècle du Musée du Prado – auxquelles on doit l’œuvre phare du musée, Guernica de Picasso.

Accrochage controversé
Selon Manuel Borja-Villel, si le Reina-Sofía est un musée relativement nouveau, son rayonnement a été freiné par des interférences politiques et une bureaucratie « maladroite ». « L’institution s’est paralysée : on a perdu trop de temps à réagir aux urgences, aux dépens d’une politique de développement de base. En résumé, le Reina-Sofía n’a pas l’ascendant que l’on pouvait espérer », ajoute-t-il. La nomination de ce nouveau directeur a suscité un grand intérêt dans le monde de l’art espagnol. Manuel Borja-Villel a été l’un des premiers directeurs de musée à être élu par un panel d’experts, en lieu et place du ministère, un geste bien accueilli – certains ont regretté les critères gouvernementaux exigeant des candidatures exclusivement européennes, éliminant d’office des candidats pressentis tels Dan Cameron, commissaire de Prospect 1, la première biennale de la Nouvelle-Orléans (jusqu’au 18 janvier).
Depuis son arrivée, Manuel Borja-Villel a constitué une nouvelle équipe pour mener à bien les programmes d’exposition et d’acquisition, groupe dirigé par Lynne Cooke, également conservateur à la Dia Art Foundation à New York. Diplômé en histoire de l’art aux États-Unis, Manuel Borja-Villel avait auparavant dirigé le Musée d’art contemporain de Barcelone (Macba) jusqu’au mois de décembre 2007, de même que la Fondation Tàpies (Barcelone), de 1990 à 1998. S’il n’est pas du genre à chercher la controverse, il ne mâche pas ses mots, comme il a pu nous le démontrer lors d’un entretien. « À une époque de nivellement par le bas, et de consumérisme frénétique, il faut parler franchement », nous a-t-il confié. Sa nomination a beau avoir été unanime, et ses intentions pour le musée tout à fait claires, quelques-unes de ses idées ont défrayé la chronique. La mue du musée a débuté avec le réaccrochage du tableau le plus emblématique du musée, Guernica. « Nous ne pouvions pas toucher au tableau, mais nous pouvions changer de manière radicale son accrochage. À un nouvel éclairage naturel, s’ajoute un accès repensé, qui oblige les visiteurs à s’approcher du tableau de manière frontale et d’en avoir, ainsi, une vue d’ensemble bien meilleure. Mais le plus important est que nous avons changé tout ce qui entourait le tableau », avance-t-il. Habituellement présenté seul, Guernica est aujourd’hui entouré d’œuvres d’inspiration politique des années 1930. « Nous avons introduit une Fontaine de mercure de Calder (1937), une maquette du pavillon de la République espagnole [présentée à l’Exposition universelle à Paris en 1937] et des films de Buñuel », explique le directeur. « Guernica est un cri de révolte contre la barbarie, tout comme la Fontaine. Le tableau est ainsi mis en contexte et peut être interprété de plusieurs manières. » En Espagne, le résultat a été salué autant que conspué.

Nouvelles narrations
Malgré l’importance de Guernica, Manuel Borja-Villel ne souhaite pas que les transformations apportées au musée se résument à ce seul tableau. « J’ai l’intention de changer toute la collection. J’apporte, au fur et à mesure, des modifications à tout l’accrochage. L’idée est de rendre l’intégralité de la collection de moins en moins permanente. Nous sommes donc à la recherche de nouvelles façons de tracer des lignes narratives brèves et non-linéaires », précise-t-il. « La collection a été sous-exploitée. On n’est pas au MoMA, mais on est au même niveau que le Moderna Museet à Stockholm, la Tate [Londres] ou le Ludwig [à Cologne]. Nous devons l’exposer et en parler. » La candidature de Manuel Borja-Villel au poste de directeur était motivée par sa « tristesse et [sa] colère » de voir le musée rater « une chance importante et historique de devenir le grand musée du Sud ». « Je ne dis pas cela dans le sens géographique du terme, mais dans le sens décrit par Enrique Dussel [philosophe et écrivain argentin] : pour définir l’art qui ne représente pas la vision prédominante du monde dont les racines sont en Europe et aux États-Unis. » Dans l’esprit de Dussel, le « Sud » représente une version alternative de la modernité, enracinée en Amérique latine, au Moyen-Orient et en Europe de l’Est, ainsi que dans les expressions esthétiques alternatives émanant du nord de l’Europe et des États-Unis : des artistes féministes aux mouvements artistiques noirs. Manuel Borja-Villel espère que le Reina-Sofía saura combler le fossé entre le « Nord » et le « Sud ».
Sans surprise, le nouveau directeur est résolument critique vis-à-vis du marché de l’art et des expositions tenues par les rênes du marché, tout comme il est passionné par ce qu’il appelle « l’art en marge ». « Le musée n’a rien à faire avec le show-business », précise-t-il. « L’art est devenu si dépendant du marché, qu’il a été banalisé. Je défendrai jusqu’au bout l’indépendance face au marché, car il y a beaucoup d’artistes de qualité qui n’y participent pas, comme il y a des grandes figures commerciales qui ne devraient pas entrer au musée. Un artiste comme Damien Hirst est à l’exact opposé de ceux que j’aimerais exposer. Il représente un vide, un grand nom, un produit de consommation basé sur la spéculation – l’antithèse de ce que devrait être l’art. »

Changement de cap
Aujourd’hui, le Reina-Sofía tisse des liens avec des institutions de la Méditerranée, d’Amérique latine, et d’Europe de l’Est – des musées telle la Pinacoteca do Estado de São Paulo, au Brésil, aux universités et autres organisations comme El Levante en Argentine. Ce changement de cap affecte également la politique d’acquisition du Reina-Sofía : « Par exemple, lorsque nous traiterons des années 1930, nous ferons l’acquisition d’œuvres cinématographiques, photographiques, ou encore des posters, dans une approche pluridisciplinaire. » D’après Manuel Borja-Villel, le musée cherche à faire des acquisitions du côté de l’Amérique latine, de l’Europe de l’Est, mais recherche aussi de l’art espagnol influencé par la scène punk de la fin des années 1970. Malgré sa franchise, il sent que les politiques commencent à l’apprécier. « Contrairement aux époques précédentes, il y a une large volonté politique de faire du Reina-Sofía l’un des plus importants musées internationaux d’ici les quatre prochaines années », si ce n’est pour des raisons de tourisme et de fierté citoyenne. « Je suis convaincu que dans les années à venir, le Reina-Sofía finira par incarner la modernité au XXIe siècle, jouant un rôle similaire à celui tenu par le MoMA et la Tate au XXe siècle », avance-t-il avec certitude.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°294 du 9 janvier 2009, avec le titre suivant : Un musée du XXIe siècle

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