Un président féru de contemporain

Révoltes, utopies et palais des chimères

Par Gilles de Bure · Le Journal des Arts

Le 19 février 1999 - 1122 mots

François Mitterrand laisse ses grands travaux, de vastes équipements culturels. Georges Pompidou, dont la Galerie nationale du Jeu de Paume commémore le trentième anniversaire de l’arrivée à l’Élysée, laisse, lui, l’image d’un président féru d’art contemporain. Réel engagement ou « bluff mondain », impulsion du design ou choix urbanistiques plus que contestables, le dossier des années Pompidou est ouvert.

Alors que rien n’avait bougé dans la décoration de l’Élysée pendant un siècle, en 1972, le président Pompidou décide de réintégrer la modernité au palais. Une modernité bien tempérée, à mille lieux des rêves de rupture qui agitent le petit monde de la création quotidienne.

C’était un temps déraisonnable...Vingt années de luttes et d’espérances, de révoltes et d’utopies, de dérapages et de dévoiements, de chutes et de désillusions... L’histoire allait grand train. Tout autant la Grande Histoire que celle, plus modeste, faite de notations et de sensations, et qui allait changer profondément et durablement les attitudes et les comportements. Ces notations, ces vibrations, ces sensations, comment, dans l’instant, les retranscrire ?

Oui, deux décennies étranges et étonnantes, les années soixante, celles de toutes les révoltes, et les années soixante-dix, celles de toutes les utopies, au fond parfaitement condensées au cœur de l’exposition “Pneumatiques et Politique” que présente actuellement l’Ifa1. Une génération d’artistes, d’architectes, de designers, de créateurs – peu importe la manière dont on les nomme – est passée, traversant les années soixante et soixante-dix. Une traversée éphémère et météorique qui s’est développée dans un exceptionnel chatoiement visuel, une invention constante et un engagement où l’humour le dispute à la rigueur, irréductible...

À la charnière des deux décennies, de 1969 à 1974, se positionne le “quinquennat” de Georges Pompidou. En son épicentre, l’année 1972, année symbole s’il en est, qui voit la Renault 5 séduire le plus grand nombre, le RER ouvrir sa première station à la Nation et le TGV effectuer ses premier tours de roues... Abondance, affluence, opulence sont les maîtres mots. La France sera moderne ou ne sera pas. Et ceci dans tous les domaines : économique et industriel certes, artistique, architectural et créatif également. 1972 sera donc une année riche en projets culturels présidentiels, avec la mise sur orbite du Centre Beaubourg (qui, après la mort du président, deviendra le Centre Georges Pompidou), l’exposition “72/72” (qui passera à l’histoire sous le nom d’”expo Pompidou”), et le réaménagement de certains appartements de l’Élysée.

Dès après son élection, Georges Pompidou confie à Jean Coural, administrateur général au Mobilier national, son désir “d’ouvrir une voie nouvelle pour un nouveau style français”. Naît alors l’idée d’utiliser l’Élysée comme exemple, comme rampe de lancement. Les remaniements concerneront les appartements dits privés du rez-de-chaussée. Le président Pompidou et Jean Coural feront appel à deux créateurs, l’artiste Yacov Agam et le designer Pierre Paulin. On connaît le goût qu’avait Georges Pompidou pour l’Op-art et le cinétisme, et plus particulièrement pour Agam et Vasarely. Aujourd’hui, si le portrait “cinétique” du président par Vasarely trône en bonne place dès l’entrée du Centre Pompidou, le salon de musique conçu par Agam pour l’Élysée dort, démonté (sol, murs, plafond), dans les réserves ; une rumeur lui accorde comme destination prochaine le Musée de la Musique, au cœur de la Cité du même nom, où il serait remonté...

Pierre Paulin, lui, eut une mission plus large à l’Élysée : décorer une antichambre, un salon, un fumoir, une salle à manger, un office et des toilettes. Un ensemble très cohérent et à l’image du designer : une dominante de jersey gris tendu sur mousse, le tout monté en panneaux masquant les boiseries existantes mais demeurant amovibles pour permettre de les restituer ultérieurement. Et puis des chaises et des fauteuils aux formes vaguement végétales, et encore des tables, des bibliothèques et des appliques où régnaient le métal, l’altuglass et le verre. Le petit plus technologique résidait dans les rideaux automatiques, alors que le gros apport décoratif sommeillait dans la voûte lumineuse qui chapeautait la salle à manger. Des aménagements de Paulin ne reste plus aujourd’hui que, très partiellement, la salle à manger. Quant à ce qui fut déposé et enlevé, on en a longtemps ignoré la destination...

La prestation d’Agam et Paulin fut très diversement appréciée. Certains louaient l’élan moderniste donné par le Président à l’institution immobilière la plus prestigieuse de la République. D’autres, très méchamment, évoquaient le goût mesuré d’un notaire de province se piquant de modernité... Quoi qu’il en soit, si l’opération Élysée témoignait à sa façon du désir de faire basculer le conservatisme quotidien des Français dans le siècle, elle n’exprimait que de très loin ce que la modernité inventait au fil de ces années-là.

En 1966, les créateurs de tout poil, séduits par le chant du styrène, découvrent les matières plastiques et les infinies possibilités formelles et chromatiques qui s’offrent à eux. En 1967, ils découvrent Lacan et Lévi-Strauss, Barthes et Baudrillard, Debord et Vaneigem, qui tous publient en tir groupé. En 1968, les deux expositions qui célèbrent leur créativité, la Triennale à Milan et “Les assises du siège contemporain” au Musée des arts décoratifs de Paris, sont fermées pour cause d’événements. En 1969, alors que l’homme marche sur la Lune, ils fourbissent leurs armes pour faire bonne figure à l’Exposition universelle d’Osaka qui, en 1970, sera la vitrine des lendemains technologiques qui chantent et nourrira l’univers consommatoire des rêves les plus fous.

On fait feu de tout bois, l’avenir est radieux, on expérimente tout et n’importe quoi. Meubles gonflables et meubles en carton célèbrent l’éphémère. La mousse maîtrisée donne naissance à des objets dont on ne sait trop s’ils sont des sièges en forme de sols ou des sols en forme de sièges. En octobre 1969, à quinze jours d’écart, le premier numéro de la revue CREE paraît, tandis que le Centre de création industrielle s’inaugure sous l’aile tutélaire du Musée des arts décoratifs, avant de rejoindre quelques années plus tard le Centre Pompidou. À la suite des designers et des architectes, les artistes s’engouffrent dans ce monde de tous les possibles et, au sein de l’Atelier A, créé par François Arnal, des talents aussi divers que Arman, César, Brusse, Kowalski, Malaval, Sanejouand, Télémaque... y vont de leur siège, de leur lampe, de leur table...

Mais l’effervescence créatrice restera souterraine, marginale, en devenir. Les appartements de l’Élysée en donnent les limites. Ce n’est pas la création qui dessinera la modernité, mais bel et bien la distribution : le Printemps, les Galeries Lafayette et Prisunic, bientôt rejoints, en 1973, par Habitat qui ouvre son premier magasin français à Montparnasse. Les chocs pétroliers de 1973 et 1976 mettront un terme à la révolte et à l’utopie, au rêve et à l’imagination. Demain est arrivé, il ne chante pas, il produit.

1. Institut français d’architecture, 6 rue de Tournon, 75006 Paris

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°77 du 19 février 1999, avec le titre suivant : Un président féru de contemporain

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