La gratuité paie

Sir Denis Mahon met en dépôt une partie de son legs

Le Journal des Arts

Le 10 septembre 1999 - 724 mots

L’historien de l’art et collectionneur Sir Denis Mahon a décidé de faire profiter les musées dès à présent d’une partie des toiles qui leur reviendront après sa mort. Mais ce legs, estimé à 250 millions de francs, n’est pas sans conditions. Seuls les musées conservant la gratuité et ne vendant pas d’œuvres de leur collection profiteront de ce dépôt.

LONDRES (de notre correspondant) - Après avoir annoncé le legs de sa collection de soixante-quinze tableaux de maîtres anciens aux musées nationaux de Grande-Bretagne, d’Irlande et d’Italie, Sir Denis Mahon a décidé d’en exposer soixante-huit avant sa mort. La décision de l’historien de l’art, âgé de quatre-vingt-neuf ans, a été motivée par la peur des cambriolages : “Les œuvres vont me manquer, mais je préfère éviter d’attirer l’attention sur ma maison.” Rappelons que sa collection, constituée de chefs-d’œuvre d’artistes baroques italiens, est estimée quelque 25 millions de livres sterling (250 millions de francs) ; elle inclut notamment le Guerchin, à qui il a su rendre sa renommée, et de grands artistes tels les Carrache, Guido Reni et le Dominiquin. Mais c’est très tôt, alors que la peinture baroque était peu prisée, que Denis Mahon a commencé sa collection. Il a ainsi acquis en 1934, à Paris, le Jacob bénissant les fils de Joseph du Guerchin pour 120 livres. Ce tableau doit aujourd’hui rejoindre le Musée de Dublin. Ses achats se poursuivent pendant la Seconde Guerre mondiale, puis dans les années cinquante, mais son activité de collectionneur est ralentie par la hausse des prix et il réalise sa dernière acquisition en 1967. Nul doute que son enthousiasme et son érudition ont contribué à raviver l’intérêt pour l’art baroque et à accroître la demande dans ce domaine. Selon ses calculs, le total de ses acquisitions n’excéderait pas 50 000 livres, et l’œuvre la plus chère qu’il ait achetée, destinée à la National Gallery de Londres, n’est autre que la Présentation de Jésus au Temple du Guerchin, qu’il a payée 2 000 livres en 1953. L’Enlèvement d’Europe de Guido Reni, commandé par le roi de Pologne et conservé à la National Gallery, lui a été adjugé 100 livres lors d’une vente chez Christie’s en 1945.

La National Gallery de Londres accueille d’ores et déjà vingt-six tableaux, d’une valeur totale de 17 millions de livres. Douze iront à l’Ashmolean Museum d’Oxford, huit à la National Gallery of Scotland, six au Fitzwilliam Museum de Cambridge et un à la Temple Newsam House de Leeds. Huit autres sont destinés à la National Gallery of Ireland et sept à la Pinacothèque de Bologne.

Une générosité engagée
Le geste généreux de Denis Mahon n’est pas sans contrepartie ; il s’inscrit dans le combat mené de longue date par le collectionneur contre le droit d’entrée dans les musées et la vente des œuvres de leurs collections. Bénéficiaire du legs, le National Art Collections Fund a pour mission de déposer les tableaux dans les musées sélectionnés. Mais il “se verra dans l’obligation de retirer les tableaux à toute institution qui vendra des œuvres de sa collection permanente”, et doit s’assurer qu’ils seront “mis en dépôt dans d’autres institutions aux mêmes conditions”. La perception d’un droit d’entrée sera sanctionnée de la même manière. La Walker Art Gallery de Liverpool a déjà fait les frais de cette clause (lire le JdA n° 61, 22 mai 1998), au profit de la National Gallery of Ireland qui a récupéré les trois tableaux promis.

Ces conditions étaient d’abord un moyen de faire pression sur le gouvernement Thatcher qui réduisait consciencieusement les subventions, encourageant ainsi les musées à imposer un droit d’entrée. Mais ce combat dépasse le clivage gauche-droite. Pour Denis Mahon, le gouvernement de Tony Blair n’a “toujours pas atteint l’objectif souhaité. Ils n’ont pas réfléchi au cas du visiteur qui souhaiterait passer une demi-heure, regarder une œuvre, puis repartir. Ces tableaux ont pu être achetés grâce à l’argent du contribuable, ou ont été donnés afin que le public puisse y avoir accès. Il est anormal que les gens aient à payer pour les voir”. Et il explique ses motivations avec franchise : “Mon acte a une dimension politique, c’est évident. Je veux que le gouvernement reconnaisse la nécessité de financements adéquats pour assurer une dynamique d’acquisition et la continuité de nos collections, mais il doit aussi continuer son action pour un libre accès total à nos galeries et musées nationaux.”

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°88 du 10 septembre 1999, avec le titre suivant : La gratuité paie

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