Le choix du conservateur : Christophe Duvivier

Christophe Duvivier, Pontoise

Le Journal des Arts

Le 4 février 2000 - 596 mots

Une fois par mois, nous invitons un conservateur à choisir une œuvre de son musée qu’il souhaite mettre en avant et faire mieux connaître du public. Christophe Duvivier, directeur des Musées de Pontoise, a sélectionné une sculpture d’Otto Freundlich (1878-1943), Ascension.

En 1968, le musée Tavet-Delacour reçut en donation le fonds d’atelier de l’un des grands créateurs de l’abstraction, Otto Freundlich. Cette donation, qui constitue aujourd’hui l’ensemble le plus important d’œuvres de l’artiste conservé au monde, fut à l’origine de la collection XXe siècle du musée.

Né la même année que Malévitch (1878), Otto Freundlich présenta pour la première fois une œuvre abstraite de grand format à Amsterdam en 1912. Il connut un destin tout à la fois exemplaire et tragique. Sa vie d’artiste croisa les plus grands créateurs à des moments essentiels de l’histoire de l’art du XXe siècle. Lié à Herwarth Walden à Berlin dès 1904, installé dans un atelier du Bateau-Lavoir au début de l’année 1908, ami de Max Jacob, de Picasso, de Kandinsky ou de Mondrian, il fut dans les années trente l’un des membres les plus actifs de Cercle et Carré et d’Abstraction-Création.

Il connut le triste privilège de voir l’une de ses sculptures reproduite sur la couverture du catalogue de l’exposition “Die Entartete Kunst” (L’Art dégénéré), organisée par les nazis à partir de 1937 dans plusieurs grandes villes d’Allemagne. De ce fait, il assista durant les dernières années de sa vie à la destruction de nombre de ses œuvres, et tout particulièrement celles qui marquaient son passage de l’expressionnisme à l’abstraction, œuvres qui souvent avaient été acquises par les plus grands musées de son pays. Arrêté dans le sud de la France en 1943, il fut exécuté peu de temps après au camp de concentration de Lublin-Maidanek.

La sculpture Ascension réalisée en 1928-1929, dont les épreuves sont aujourd’hui conservées notamment à Paris (Mnam - Centre Pompidou), en Israël (Musée national), à Vienne (Musée du XXe siècle) et à Cologne (Museum Ludwig), constitue une étape essentielle dans l’œuvre de Freundlich. Elle marque l’apothéose de sa démarche non figurative mais encore expressionniste des années vingt, aussi sûrement qu’elle contient la prémonition et le programme de son œuvre picturale des années trente. Pour qui la découvre pour la première fois, l’œuvre surprend et ne saurait laisser indifférent. Après la première sensation – l’impression d’assister à un formidable chaos éruptif – se dégage lentement le sentiment qu’une puissante pensée organise ce chaos pour lui donner une force ascensionnelle, force qui contredit pourtant le caractère massif de ses composantes. Ce miracle architectonique s’explique par la conception philosophique et spirituelle qui prélude à la réflexion plastique de l’artiste. Ici, les masses constituées par les éléments deviennent l’expression de forces qui, bien que dotées d’une certaine autonomie, s’associent pour se transmettre leur énergie. On peut dès lors concevoir ces éléments comme résultant d’un rapport de masse, de temps et donc de vitesse et d’énergie. Les plus lents, épanouis à la base, émergent d’un chaos primitif et marquent timidement une direction qui semble s’enrouler verticalement autour d’une spirale. Les éléments du centre sont concentrés sur leur propre énergie, ils tendent à reprendre la forme d’un cube. Enfin, ceux de l’extrémité supérieure, à nouveau épanouis, comme libérés des forces ayant préludé à leur ascension, amorcent une descente pour donner une nouvelle vie à ce mouvement. Cette sculpture ne dessine pas l’espace qui l’entoure, elle l’organise avec autorité ; elle ne représente pas mais s’impose comme le lieu d’une expérience métaphysique. Belle victoire de l’artiste sur la puissance du sentiment de l’absurde qui prélude à toute prise de conscience existentielle.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°98 du 4 février 2000, avec le titre suivant : Le choix du conservateur : Christophe Duvivier

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