L’art dans les squats

La peinture se taille la part du lion

Le Journal des Arts

Le 12 mai 2000 - 1138 mots

La multiplication des squats d’artistes en France ne cesse de s’amplifier, et les revendications (obtention d’ateliers à prix modérés, contrat de confiance avec les propriétaires des bâtiments désaffectés) qui les accompagnent sont désormais bien connues. En revanche, la création, enjeu majeur de toutes ces actions, reste absente des débats. Peut-on parler d’une « école des squats » ? Le mode d’organisation de ces structures engendre-t-il des productions artistiques spécifiques ? Premier panorama à partir d’une dizaine de lieux.

Structures polyvalentes par excellence, les squats cumulent les fonctions : atelier, résidence, salles d’exposition, espace de répétitions, salle de concert et spectacle. Les plasticiens y côtoient des musiciens, des stylistes, des comédiens et des danseurs. Venus d’horizons et de milieux complètement différents, ils forment un ensemble très hétérogène au sein duquel il est impossible de déceler  une quelconque unité. Réunis la plupart du temps davantage par nécessité que par véritable choix, ces créateurs ne constituent aucun mouvement artistique défini. Des échanges interviennent évidemment entre les individus et les diverses pratiques artistiques, mais les œuvres réalisées en commun demeurent rares, battant en brèche l’image utopique du “tout collectif”. Sanna Lindberg et Tove Rydkvist, deux stylistes suédoises fraîchement installées au squat de la rue Pierre-Charron, à Paris, et qui travaillent sous le label “Minx”, envisagent des collaborations avec les danseurs et les troupes de comédiens qui répètent dans le bâtiment, mais leur style préexistait à leur installation. Leurs vêtements aux formes hybrides, mi-homme, mi-animal, aux couleurs fluo et aux matières peluchées, évoquent un univers féerique qui trouve parfaitement sa place dans les espaces labyrinthiques du squat. Quelques mètres plus loin, Hondo présente ses dernières toiles dans un style beaucoup plus épuré. Héritier du mouvement Graffiti, il préfère désormais intervenir sur la toile plutôt que sur les murs, afin de détourner une technique (l’aérosol) de son support d’origine.

Une absence de critère esthétique
Aucun ostracisme esthétique ne régit donc les squats. Eric Perier, un des fondateurs et responsables de “In fact”, rue de Châteaudun, souligne ce qui fait à la fois la force et la faiblesse de ces structures : “Nous ne sommes pas là pour émettre un jugement sur le travail des artistes qui sollicitent un atelier, mais pour leur donner une chance de travailler dans des conditions acceptables et de développer leur potentialité”. Cette absence de critère de sélection a pour conséquence logique de voir se côtoyer le pire et le meilleur. Et si l’on ne peut discerner parmi tous les squats existants de courant artistique dominant, on remarque a contrario que chacun d’entre eux possède une véritable spécificité. Celle-ci découle du mode d’organisation mis en place par ses fondateurs et conditionne indirectement le travail de ses occupants. Plusieurs philosophies coexistent, en effet. Tels d’immenses paquebots bigarrés, les squats de la rue de Rivoli et de la rue Pierre-Charron ont choisi d’embarquer le plus de passagers possible (entre 30 et 50 artistes y travaillent). Dans ces merveilleuses cavernes d’Ali Baba, l’ambiance est festive et conviviale, et les murs saturés d’œuvres. Le squat tout entier devient une œuvre d’art gigantesque. Ivre de couleurs, le spectateur peine à discerner les différents travaux. Quelques œuvres nées dans les squats trouvent naturellement leur place au détriment de créations plus intimistes. C’est le cas du Musée Igor Balut, installation endémique et prolifique créée par Gaspard Delanoë qui s’alimente d’apport d’objets hétéroclites trouvés dans le bâtiment ou déposés par des visiteurs. Ce musée imaginaire et nomade est un savoureux mélange, entre art de la récup et work in progress.

Dans un esprit totalement différent, l’expérience menée rue de Châteaudun s’oriente vers une mise en valeur de l’œuvre d’art. Les ateliers ne sont pas des lieux de passage et de diffusion où se croisent continuellement les badauds, mais des espaces intimes de travail. Quant aux artistes qui y travaillent, ils sont hébergés pour une durée maximum de deux mois afin de développer un projet spécifique. Certains d’entre eux bénéficient d’une exposition dans la galerie du squat. Ce constant renouvellement permet d’irriguer la structure d’un sang neuf et d’accueillir des artistes complètement étrangers au monde du squat, comme Aurélie Slonina, issue de l’École nationale d’art de Cergy. Travaillant sur les mythes et les codes qui fondent et régissent notre société (figures mythologiques, panneaux de signalisation), cette jeune artiste a conçu spécialement son exposition pour le lieu, dont l’organisation et la qualité de programmation sont dignes de celles d’un centre d’art, la souplesse en prime. Autre exemple, celui de Gustavo Nieto, artiste colombien dont les installations sonores (présentées à “In Fact”) exigent un déploiement important dans l’espace et une écoute attentive. Peu de squats sont capables aujourd’hui d’offrir un cadre adéquat à ce type d’œuvre.

Règne de la peinture
Omniprésente dans tous les établissements (hormis “Survolt”), la peinture reste le médium favori des squatters, par choix, par nécessité ou par opportunisme. L’aura qui entoure encore la peinture est un des facteurs qui peut expliquer cet engouement ; l’image romantique du peintre dans son atelier, de l’Artiste avec un grand A semble retrouver un écho particulier dans les squats. Mais les contraintes matérielles et financières ne sont pas négligeables. La majorité des squats vivent en situation précaire, puisque menacés d’expulsion à tout moment. Les déménagements sont monnaie courante, et les toiles plus facilement transportables que des sculptures ou des installations. Le coût des matériaux paraît aussi, dans une certaine mesure, moins élevé que pour des artistes travaillant avec des nouvelles technologies. Le goût relativement classique d’une certaine frange du public, rétif à des formes de création moins traditionnelles, conduit également quelques artistes à opter pour ce médium. Victime de son succès, la peinture, bien que visible en tous lieux, devient paradoxalement un élément du décor où il est difficile de distinguer l’originalité. Les émules de Rothko, Picasso ou Bacon sont légion, et les influences des grands mouvements picturaux du XXe siècle souvent mal assimilées. Quelques perles rares se distinguent du lot mais souffrent inévitablement de l’exiguïté des lieux. D’audacieuses installations apportent une respiration à l’ensemble, telle l’œuvre fascinante de Lydia Palais (rue de Rivoli), qui mêle sources lumineuses et fibres optiques, ou encore celle de Cédric (rue Pierre-Charron) qui, avec seulement quelques fils tendus d’un mur à l’autre, dessine un volume immatériel. Les créations faisant appel aux nouvelles technologies, peu utilisées dans l’ensemble, apparaissent cependant comme un élément essentiel pour le collectif d’artistes de “Survolt”. Après un an d’occupation d’un squat rue Notre-Dame-de-Lorette, ceux-ci ont d’ailleurs décidé d’abandonner le lieu à d’autres squatters, afin de se consacrer à des projets sur le Net et de créer leur propre structure, légale cette fois.

Ouverts l’après-midi :

- Hors-Champs, 62 rue Pierre-Charron, 75008 Paris
- Rivoli , 59 rue de Rivoli, 75001 Paris
- In Fact, 51 rue de Châteaudun, 75009 Paris
- Survolt, 11 rue Notre-Dame-de-Lorette, 75009 Paris (survolt.com)
- La Comac, 15 rue Charrière, 75011 Paris
- Les Articulteurs, 19-21 rue Pierre-Bourdan, 75012 Paris

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°105 du 12 mai 2000, avec le titre suivant : L’art dans les squats

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