Robert Mangold, itinéraire d’un peintre abstrait

Ce New-Yorkais à la campagne revient sur les développements récents de son œuvre

Le Journal des Arts

Le 11 mai 2001 - 1736 mots

Figure emblématique de la scène artistique new-yorkaise, Robert Mangold évoque au cours de cet entretien les événements qui ont marqué sa carrière, de sa période minimaliste jusqu’à ses derniers monochromes récemment exposés à la Pace Wildenstein Gallery de New York.

Vous exposez actuellement des œuvres inédites. Quelles sont leurs origines ?
En exposant en 1999, à la galerie Pace Wildenstein, un ensemble de toiles qui appartenait aux Zone Series, sur lesquelles je travaillais depuis 1996, j’ai senti qu’une page venait de se tourner. Ce nouvel ensemble d’œuvres marque une rupture avec la période précédente, et prend sa source dans les travaux que j’ai réalisés dans les années 1970 : ce sont des peintures monochromes assez différentes de celles que je faisais d’habitude. J’ai surtout utilisé des formats rectangulaires et carrés, que j’ai parfois réunis pour former une image horizontale.

En aviez-vous terminé avec la veine que vous exploitiez dans les Zone Paintings ?
La question n’est pas de savoir si j’avais ou non exploité toutes les possibilités. Simplement, à un moment donné, on devient son propre public : on prend alors conscience qu’il est impossible d’obtenir un meilleur résultat en continuant à faire la même chose. Dans le cas contraire, on devient un fabricant de tableaux, ce que je ne veux pas être. Il faut trouver le moyen de faire évoluer les choses, même si l’on commence par tâtonner. C’est nécessaire pour conserver l’énergie et la vitalité des œuvres.

Existe-t-il un lien entre ces peintures et celles que vous faisiez dans les années 1970 ?
Elles se réfèrent en partie aux Attic Series [appelées ainsi parce que l’artiste s’inspirait des peintures des vases grecs] du début des années 1990. C’étaient des toiles monochromes sur lesquelles je dessinais une ligne courbe, parfois une sorte d’ellipse tordue. Je travaillais sur le motif de cette courbe pour aller davantage dans la direction de l’arabesque. Je me rapprochais d’une certaine manière de l’écriture. Dans la série actuelle, je reprends le motif de la courbe en le renversant et en l’organisant de différentes façons. Présentes dans la plupart des cultures, ces formes possèdent une puissance indéniable. Lorsque j’initie une nouvelle série, j’essaye de faire l’inventaire : qu’y a-t-il de nouveau dans ce travail ? Quels sont les éléments récurrents ?

Etes-vous en ce moment dans une phase de perfectionnement ou de renouvellement ?
De renouvellement. J’inaugure un travail inédit qui va, je pense, surprendre beaucoup.

Dans un entretien publié dans un nouveau livre qui vous est consacré, vous dites avoir été influencé par les peintures de la série La Danse de Matisse, dont l’une d’entre elles se trouve à la Fondation Barnes.
En fait, je ne suis jamais allé à la Fondation Barnes. Je les ai vues toutes les trois à Paris. J’aime l’idée que la peinture ne dépende pas de l’architecture, et que la forme ne soit pas soumise à l’espace qui l’accueille. Le tableau ne s’adapte pas à un lieu préétabli, il devient lui-même une architecture. Ces œuvres de Matisse ne s’inscrivent pas dans une arche, elles créent leur propre cadre. C’est une démarche proche de la mienne : lorsque je fais une exposition, j’essaye de penser à l’espace dans lequel je vais placer mes tableaux, afin d’éviter les associations les plus évidentes et ainsi présenter un groupe d’œuvres qui dialoguent entre elles. Cependant, je ne conçois jamais, sauf dans de rares cas, une toile en fonction d’un espace spécifique.

Quels ont été, à vos débuts, les artistes qui vous ont le plus fortement influencé ?
 Lorsque je suis entré dans le monde de l’art, je croyais qu’il n’y avait rien avant l’Expressionnisme abstrait. C’est seulement après avoir essayé de peindre comme les expressionnistes abstraits que j’ai compris que je faisais de l’imitation. Je n’avais en fait aucune idée du parcours de ces peintres, j’ignorais tout de leurs racines picturales. Je m’intéressais aux courants en vogue sans chercher à aller plus loin. J’ai compris progressivement que la peinture n’était pas seulement une question de surface, mais aussi une somme d’expériences. C’est le contexte dans lequel elles s’inscrivent qui fait leur force. Si on considère qu’un tableau se réduit à une simple surface peinte, on peut aisément tout reproduire. Mais l’authenticité se perd dans le processus d’imitation.

L’influence de la mode sur les galeries vous inquiète-t-elle ?
C’est effrayant. Beaucoup d’articles sont parus récemment sur la fusion de l’art avec la culture populaire. Je suis comme tout le monde, j’aime l’industrie du divertissement, mais cela m’a déplu de voir le sport mis au même niveau que “la culture”. Et cela me déplaît aussi qu’on assimile l’art à un divertissement. Cet amalgame est dangereux : tout, de la politique à l’art, est désormais identifié à du divertissement.

Pourquoi avez-vous décidé de quitter New York ?
J’en suis parti en 1971. C’était d’une part une obligation, et de l’autre une façon de me protéger. Les années 1960 étaient une période étrange : l’optimisme régnait, mais on percevait une crise dans le pays avec la guerre du Vietnam et tous les assassinats de leaders politiques et religieux. Le monde de l’art changeait beaucoup. Je voulais prendre mes distances et échapper à une certaine “starisation”. Je souhaitais fuir ce système et échapper à la pression.

Quel effet ce départ a-t-il eu sur vous et sur votre travail ?
J’ai grandi à la campagne. Je n’ai jamais pensé que la campagne et l’art puissent être compatibles. En choisissant d’entrer dans une école d’art, je pensais adopter définitivement une situation urbaine. En quittant la ville, j’ai eu moins de contacts avec mes amis, et j’ai vu moins d’expositions. Je me suis retrouvé en contact permanent avec la nature. Il est probable que la lumière environnante influence ma peinture, mais ce n’est pas pour cela que je peins des paysages printaniers ou des scènes automnales ! Mon travail repose sur un processus plus mental que sensitif. Je pense que les différents apports extérieurs s’intègrent à mes toiles et sont recyclés de façon originale.

Vous considérez-vous comme un minimaliste ?
Les gens associent le Minimalisme aux années 1960 et au travail qui se faisait alors. Je ne pense pas que ce terme soit approprié pour qualifier ce qui s’est fait par la suite. Pour moi, le terme minimalisme renvoie à un lieu et à une époque bien définis : le New York des années 1960. Pour d’autres, cela évoque probablement une certaine catégorie de travaux. Il est toujours difficile de s’entendre sur les termes. Mais cela ne me dérange pas que l’on me considère encore comme un minimaliste. Ce qui m’ennuie davantage, c’est que l’on me considère comme un artiste “géométrique”. Je préfère être qualifié tout simplement de peintre abstrait, même si cette notion demeure assez vague. Ce ne sont finalement que des mots.

Les musées se sont-ils très tôt portés acquéreurs de vos œuvres ?
La première fois que l’une de mes œuvres est entrée dans un musée, c’était probablement à l’occasion d’une donation. Je ne me souviens plus si c’était dans les années 1960. Pendant la grande époque du Minimalisme, les gens s’intéressaient surtout à la sculpture. Toute l’activité semblait se concentrer autour de cette discipline, au détriment de la peinture qui n’était pas à la mode. Je n’ai donc pas vendu beaucoup de tableaux pendant cette période. Le début des années 1970 a marqué un tournant. C’est en Europe qu’un regain d’intérêt s’est exprimé en faveur de la peinture. Je pense d’ailleurs que ma première toile a trouvé acquéreur sur le marché européen.

N’avez-vous jamais été tenté par la sculpture ?
J’ai fait, en 1964, des tableaux-reliefs qui étaient saillants sur le mur. J’ai présenté ces travaux en 1965 dans une exposition appelée “Walls and areas” à la galerie Fischbach. J’ai poursuivi cette expérience en réalisant des constructions qui couraient sur plusieurs murs. Il s’agissait en définitive de reliefs tridimensionnels. J’aurais pu continuer dans cette direction, mais je faisais parallèlement des peintures très plates, sans relief, sur de l’aggloméré. Un critique d’art est venu, et m’a dit qu’il aimait particulièrement mes œuvres en trois dimensions. Ne voyez pas de provocation dans mon attitude, mais j’ai alors choisi d’aller vers la planéité, pas par réaction mais par conviction. Je n’envisage pas le tableau comme une fenêtre par laquelle le regard pourrait entrer. La peinture possède un statut étrange, qui la différencie des autres objets. C’est une plage de mystère qui entre dans votre environnement familier, un peu comme chez Brancusi où meubles, sculptures et espace se fondent en une seule entité. Ma peinture ressemble à cela, elle ne peut s’appréhender que dans son unicité. C’est ce caractère unique qui fait que la peinture m’intéresse plus que la sculpture.

Les critiques annoncent depuis plusieurs générations la mort de la peinture. Comment réagissez-vous ?
J’ai en effet entendu cela très souvent, mais cela m’a aidé d’une certaine façon à cristalliser ma pensée. J’ai toujours été rebuté par l’aspect matériel de la sculpture, et plus intéressé par les qualités intrinsèques de la peinture. Lorsque j’ai visité la Biennale du Whitney et que j’ai découvert les immenses sculptures qui y étaient exposées, j’ai fait quelques plaisanteries en proposant de récompenser ceux qui devineraient combien la Biennale pesait et combien de matériaux différents elle contenait.

Pensez-vous que les musées jouent aujourd’hui leur rôle et qu’ils présentent une vision objective de la création contemporaine ?
Les musées exposent tous la même chose, en un mot : ce qui est à la mode. Les administrateurs des musées ont plusieurs casquettes : celui d’un musée du Nebraska peut également s’occuper d’une institution de New York. Tout le monde veut être dans la tendance, et l’uniformisation guette. Si ce mois-ci, Paul McCarthy est dans l’air du temps, vous le verrez partout.

Les musées doivent-ils se tenir hors des modes et du temps ?
La situation a beaucoup évolué. Les musées sont dorénavant plus impliqués dans l’instant, et je ne vais pas m’en plaindre. Je remarque toutefois que seuls les musées dont les directeurs ont une véritable vision ont su développer un travail remarquable sur une longue durée. Aujourd’hui, les responsables des musées parcourent le monde avec leurs administrateurs. Ils ne veulent plus que le musée transmette la vision ou la sensibilité d’une seule personne ; ils souhaitent voir ce que tout le monde voit.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°127 du 11 mai 2001, avec le titre suivant : Robert Mangold, itinéraire d’un peintre abstrait

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